Un franciscain chez les SS

Enfer unt contrition ! Il y avait donc un franciscain chez les SS. Scandaleuse approbation de l’idéologie nazie par un prêtre catholique ? Odieuse collusion morale ? Au contraire. La longue fréquentation des nazis par Karl Goldmann fut une affaire inimaginable de résistance morale. Ses imprudences auraient pu lui valoir la mort. Elles lui ont pourtant sauvé la vie.

Karl Goldmann est né le 10 octobre 1916 à Ziegenhain, que je ne connaissais pas non plus. Il se révèle vite être une sorte de sale gosse et bien lui en prit. Après son installation à Cologne, Karl Goldmann entre dans l’Union de la jeunesse catholique Neudeutschland. Premiers contacts avec les nazis, affrontements avec les Jeunesses Hitlériennes, prison. C’est dans ce cadre déjà qu’il joua une première fois les trompe-la-mort, en proclamant à la face d’un interrogateur qu’il n’y avait en Allemagne qu’un seul Führer, Jésus-Christ. Mauvaise graine. Ivraie, même.

Incorporé, il s’oppose déjà, dans une cantine, à un groupe de soldats, dont des officiers, qui imputent à l’Eglise d’être un « lobby capitaliste » et au Pape d’être « le pire fauteur de guerres de tous les temps« , avant de proclamer que « l’objectif ultime de la guerre qui commençait était l’extermination des Eglises et la liquidation de tous les « curés »« . Après quelques vifs échanges sur le concordat signé par Hitler, à l’un des officiers qui lui demandent s’il est « noir » (couleur des prêtres) ou « brun« , Goldmann répond qu’il est brun, depuis 1936, qu’il les a rejoints « au monastère des franciscains à Fulda [et qu’] ils portent l’habit brun depuis six cents ans, depuis beaucoup plus longtemps, vous le reconnaîtrez, que les bruns d’aujourd’hui« .

Incorporé dans la SS, il refuse, avec dix autres « théologiens« , de prêter serment « sur l’honneur du sang allemand« , avançant qu’ils ne peuvent prêter un serment qui ne mentionne pas Dieu. Il est pourtant maintenu dans la SS, désireuse de s’attacher les services d’hommes de caractère. C’est d’ailleurs ce que lui dit clairement et directement Himmler, leur garantissant une totale liberté religieuse… avant qu’un officier SS, venu délivrer un discours sur les objectifs de la guerre, ne limite cette liberté à la durée des hostilités. Goldmann l’interroge sur son sort « après la victoire finale« , et

« La réponse tomba, glaciale : « Je vous pendrai alors de mes propres mains à l’arbre le plus proche ! » »

Plus tard, encore, la SS, qui espérait voir ces hommes changer à son contact, veut leur imposer à l’issue d’une formation pour devenir officiers qu’ils quittent l’Eglise catholique et renoncent à retourner dans leur séminaire ou monastère à l’issue du conflit. Refuser de devenir officier relevait du refus de servir « la Patrie« , relevait de la trahison. Pourtant, les uns comme les autres refusent, tentant d’user des valeurs mises en avant par les nazis, en invoquant qu’ils seraient de biens piètres officiers s’ils reniaient ainsi leurs plus fermes convictions. Himmler, ayant été averti, leur fait demander de préciser clairement leur position. C’est alors que Karl Goldmann rassemble tous ses souvenirs d’éducation jésuite, de ses premières années de séminaire, pour rédiger une lettre expliquant les raisons précises pour lesquelles il lui était impossible d’obtempérer. Lettre dont l’introduction relevait pratiquement d’un appel au martyre :

« Je déclare ici considérer comme irrecevable, en ce qui me concerne, l’idéologie du national-socialisme et de la SS »

Il fut seul, parmi les onze « théologiens » concernés, à signer une telle lettre. Karl Goldmann fut déclaré inapte au service dans la SS, et versé dans la Wermacht. Ses dix autres camarades furent délibérément versés en première ligne sur le front russe, et n’en revinrent pas.

Il faudrait encore raconter comment Karl Goldmann découvrit sur les quais de Seine des ouvrages de la bibliothèque de son séminaire franciscain, pillée par les nazis, et en organisa le rapatriement par caisses entières… frappées de la marque des SS. Il faudrait revenir sur le rôle qu’il a pu jouer dans l’organisation de l’attentat contre Hitler. Évoquer ces messes où la vue d’un SS de haute stature en grand uniforme n’a pas manqué d’épouvanter prêtres et fidèles. Mentionner la manière cavalière avec laquelle il s’introduisit auprès du Pape afin de lui demander, et d’obtenir de lui, une dérogation spéciale pour être ordonné prêtre. Comment il obtint d’un évêque italien, sous la menace d’une mitraillette, de pouvoir porter le Saint-Sacrement aux soldats allemands mourants. Évoquer les champs de bataille italiens sur lesquels il servit comme infirmier, et notamment la bataille du Mont-Cassin. Ou encore l’ensemble ces exécutions ordonnées, qu’elles le soient par les nazis ou par les français, qu’on veuille le pendre ou qu’on le fusiller, auxquelles il a échappé.

Mais l’essentiel est bien dans cet affrontement qu’il eut avec les nazis. Cet affrontement qui se poursuivit jusque dans le camp de prisonnier de Ksars-es-Souk, dans lequel, une fois ordonné prêtre, il demanda volontairement à être interné, parce que ce camp avait la réputation d’être le plus dur sur le sol algérien. Là, il trouva un camp dirigé par l’administration française, mais laissé à l’organisation des officiers nazis. Un camp qui se réveillait encore avec l’ovation au Führer.

Son arrivée au camp fut l’occasion de tentatives d’intimidation (autant que d’assassinat). C’est ainsi que le chef de cet univers clos, clôturé, lui déclare notamment : « pour nous Allemands, il n’y a qu’un péché : la profanation de la race. Il est puni de mort. Il n’admet pas de pardon, il n’y a donc pas besoin d’Eglise ni de prêtres. Encore une fois : celui qui prêche une religion étrangère est pire qu’un profanateur de la race« . Sait-il comment ils traitent les ennemis de la patrie ? Le Père Géréon Goldmann, évoquant Dachau, répond en public :

« eh bien, moi, j’y suis allé, et j’ai vu de mes yeux comment on traite ceux qui ont été déclarés ennemis de la patrie… Je vous ferais volontiers une conférence sur ce sujet. Non sur la philosophie, mais sur les crimes et les meurtres inimaginables engendrés par la philosophie nationale-socialiste. J’ai vu l’enfer de Dachau, que vous, vous ne connaissez que de nom ».

A la suite de quoi, il remplit pleinement son rôle d’aumônier militaire, et libéra progressivement les prisonniers de l’emprise nazie.

*

*     *

Dans son discours de Harvard en 1978, Soljenytsine formulait une injonction, donc : que « tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés.” La vie du Père Géréon Goldmann[1] – qui passa ensuite plus de 50 ans au Japon auprès des plus pauvres – en est un ardent témoignage.

Il peut nous arriver de trouver vaines nos lectures, nos recherches, vaine la tentative sans fin de chaque Homme – tout juste un peu nourri de l’expérience et de la réflexion de ceux qui l’ont précédé – de trouver du sens à sa vie. Le non-croyant sait que, sage ou non, il ne sera in fine que cendre, ou poussière. Le croyant sait que son instruction ne lui gagnera pas une meilleure place dans l’au-delà.

Mais il reste l’inconnu : nul ne sait ce à quoi il aura à faire face. Karl Goldmann ignorait qu’il aurait à faire face à la barbarie nazie. Nous ne savons pas davantage si nous aurons à faire face à une quelconque menace, ni de quelle nature elle pourrait être. Mais, sans les années d’instruction reçues par Karl, jamais il n’aurait pu répliquer ainsi aux nazis, les prendre dans leurs contradictions, instrumentaliser leurs convictions. Ceci ne vaudrait-il que face à un régime qui se soucie encore d’un peu de cohérence idéologique ? Possible. Mais le régime nazi accompagnait aussi ce souci résiduel du plus barbare déchaînement. Et Géréon Goldmann en a triomphé. Dans le doute, voilà qui incite à s’instruire, s’édifier.

Une dernière conclusion : ne pas faiblir dans l’énoncé de ses convictions. L’alternative n’est pas nécessairement entre se renier pour survivre et mourir pour ses convictions.

A la lecture de l’autobiographie du Père Goldmann, le croyant pourrait même espérer une assistance céleste, tant il paraît humainement inconcevable que le Père Goldmann ait pu défier avec tant de force et de constance la barbarie nazie, et ne pas en finir martyre.

Ce billet est également publié sur Rue89. Sur cette première (pour moi), voir ici.

  1. Vous pouvez également écouter cette chronique de France Info []

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13 commentaires

  • Impressionnante histoire, vraiment, et qui méritait un coup de projecteur: merci.

    D’où donc me vient, à la lecture de ce billet, l’impression que vous avez retenu votre plume ? Il me semble qu’elle est habituellement plus vive. Est-ce le sujet ? Ou bien le support ?

    Un petit détail pour les coupeurs de cheveux en quatre dans mon genre: si « unt » était une tentative en direction de la langue de Goethe, alors ce devrait être « und ».

  • D’où donc me vient, à la lecture de ce billet, l’impression que vous avez retenu votre plume ? Il me semble qu’elle est habituellement plus vive. Est-ce le sujet ? Ou bien le support ?

    Mais non, c’est des idées que vous vous faites. Elle es top moumoute ma plume. Enfin…

    Un petit détail pour les coupeurs de cheveux en quatre dans mon genre: si “unt” était une tentative en direction de la langue de Goethe, alors ce devrait être “und”.

    nia nia nia 😉

    *

    Merci Renaud, et Gwynfrid.

  • je viens de lire ce billet, puis suis allée sur Rue89.
    pouvez vous me dire ce qui est superbe sur ce blog?
    Surement pas les commentaires!

    Le troll : bof, ça ressemble aux coms trouvés habituellement sur Agoravox.(et pour moi, dire que ça ressemble à Agoravox, ce n’est pas un compliment!)

    Les autres : je dois être de parti pris, mais ils ne m’ont pas inspirée.

    En tous cas, tout ça ne m’a pas donné envie d’y retourner!

    A la lecture de l’autobiographie du Père Goldmann, le croyant pourrait même espérer une assistance céleste, tant il paraît humainement inconcevable que le Père Goldmann ait pu défier avec tant de force et de constance la barbarie nazie, et ne pas en finir martyr.

    C’est la phrase que j’ai trouvé la plus importante : elle fait réfléchir.

    Est ce le hasard de la vie, ou bien y a t il , parfois, une protection divine, non pas forcément pour l’homme protégé en tant qu’homme, mais en tant qu’instrument de Dieu pour tout son entourage : aide aux malheureux, aide aux croyants dans la détresse et la solitude spirituelle totale, modèle pour certains, sujet de réflexion pour d’autres.

    Qui sait si un SS ne s’est pas converti au fond de son cœur en constatant la foi et sa mise en pratique de M Goldmann?

  • Moi, je sais 😉

    Il y a une dimension que je n’ai pas trop abordée parce qu’il faut savoir y aller en douceur : la force de la prière. Cette dimension est très présente dans le livre du Père Goldmann. En l’occurrence, il fait état d’au moins deux conversions. L’une d’un officier français, l’autre du pire nazi du camp de prisonniers. Le Père Goldmann était en « visite » chez une ermite et ne pensait pas retourner dans ce camp, la plupart des hommes avec lesquels il avait travaillé, et libéré de l’emprise nazie, ayant rejoint d’autres camps. Il ne lui restait plus que les indifférents et les endurcis. Au moment de partir, cette religieuse lui a demandé de lui donner le nom de la personne la plus virulente du camp, et qu’elle prierait pour sa conversion, ce qui est arrivé.

    Je n’ai pas voulu prendre complètement le lecteur de Rue89 à rebrousse-poil… Ni tout raconter du livre !

    *

    A propos de Rue89, bon, je préfère en discuter sous l’autre billet mais ce n’est pas juste un blog, c’est un véritable media professionnel dirigé par des journalistes professionnels et sur lequel on peut trouver de vraies informations. C’est aussi un media « de gauche », et « antisarkozyste ». Et un media qui a une assez large audience.

  • voilà qui incite à s’instruire, s’édifier

    Une dernière conclusion : ne pas faiblir dans l’énoncé de ses convictions. L’alternative n’est pas nécessairement entre se renier pour survivre et mourir pour ses convictions.

    Une superbe conclusion. A noter dans son petit carnet.
    Plus que la découverte du livre et du franciscain, ce sont ces quelques mots qui résonnent en moi. On y retrouve en filigrane la citation de Maritain « avoir été là ».

    Merci d’être « là », anonyme dans l’immensité du web, et, au détour d’une phrase de nous confronter à nous-même.

  • Le démon des Google ads a frappé : en lisant cet article tout à l’heure (ça a peut être changé pour vous, lecteurs, au moment où vous me lisez !), l’annonce de gauche dans la boîte au dessus du formulaire de commentaire disait:

    « Summer Camp (8-13yrs)
    Learning English is fun with EC! schools: Malta, UK, S Africa & USA » (www.ecenglish.com/younglearners/summer-camp.html)

    Et je me demande ce qui, dans le texte de Koz (beau texte d’ailleurs) a pu déclenchger cette association d’idée chez le robot de Google : est-ce les « jeunesses hitlériennes » ou les « cams » (de prisonniers) ? Dans les deux cas, ce n’estguère flatteur pour l’organisme en question, qui a l’air plutôt honorable…

  • Oui, les Google Ads sont parfois surprenants. Perso, je bloque ceux qui heurtent mes convictions (publicité pour des avortements en Hollande, par exemple, donc hors délai français, sectes etc). Même la pub sur les « lits de camps » est un peu déplacée…

    Merci d’être “là”, anonyme dans l’immensité du web, et, au détour d’une phrase de nous confronter à nous-même.

    Philo, philo, philo… Tu me ferais rougir de confusion.

  • Merci pour le lien France-Info!
    Hubert de Torcy fidèle à lui-même, évangélisant en douceur dès que l’occasion se présente! 😀

    En passant, je suis heureux (voire surpris) de constater que France Info est capable de chroniquer aussi sur l’édition religieuse, et sur un livre 100% « catholique », sans polémique douteuse.

    @ Tara
    Sur Rue89 les commentaires ne sont pas tous douteux, et le débat qui s’y déroule pourra peut-être faire tomber les écailles des yeux de quelques lecteurs.

    @ JF
    Problème récurrent de Google Ads sur les pages à faible traffic (excuse-moi Koz, mais tu n’as pas — encore! — la notoriété de yahoo ou facebook). Tant que Google n’indexe pas la page en profondeur, ce qui n’est pas immédiat, les pubs n’ont que peu de rapport (ou alors — vaguement — avec le reste du site, déjà indexé).
    Les gros sites, eux, peuvent directement fournir à Google une liste de mots-clefs à chaque appel d’une pub.
    Donc celles-ci sont pertinentes.
    Donc ces gros sites gagnent encore plus d’argent.
    donc…
    Conclusion: vous voulez des bonnes pubs? Faites connaître Koz!! 😀

    @ Koz
    Au-delà de la puissance de la prière pour les conversions, il y l’étonnante intervention de Dieu — visible aux yeux de la foi — continue tout au long de la guerre, mais également ponctuelle (p. 125-128 en particulier).
    C’est le genre d’événement qui, je trouve, caractérise particulièrement bien le mystère de la foi et des « miracles ».
    La phrase de Pascal que cite l’abbé Descouvemont me semble tout-à-fait appropriée, par rapport à l’ensemble du livre, d’ailleurs:

    «Je vous préviens, (…) dans les signes que je vais vous présenter, il y a assez de lumière pour ceux qui veulent bien croire, mais assez d’obscurité pour ceux qui ne le veulent pas»

    (Pensées, cité dans le Guide des difficultés de la Foi Catholique, P. Descouvemont)

  • Avec cette jolie note, il est tres facile de voir a qui profitent les guerres .
    En qui devons nous faire confiance ?
    Chacun Pour Sa Peau,puisque nous ne sommes jamais si bien Sèrvi que par nous meme ? 😉

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