Les chrétiens cherchent leur place. Les livres se succèdent, pour ne pas dire qu’ils se bousculent, témoins de la réflexion continuelle et des interrogations permanentes des chrétiens. Cette profusion est le signe que si, en France, la République s’inquiète de la place des religions en son sein, les chrétiens ne sont pas les derniers à interroger pour leur compte le rapport entre le politique et le spirituel[1].
La sécularisation, une certaine déchristianisation, sont évidemment des moteurs de ce questionnement. Mais les motifs d’interrogation sont incomparablement plus larges. Sans revenir sur la question identitaire, l’introduction de l’islam dans nos sociétés y prend évidemment une part notable ainsi que, comme en témoigne la récente étude de La Croix, un basculement vers une société individualiste, une société dite ouverte mais qui malmène surtout les liens qui la constituent comme telle, société fragmentée, société où le Nombre prend toujours plus le pas sur le Bien, etc. Si le questionnement est ancien, il est aujourd’hui d’une acuité particulière.
Les chrétiens sont malmenés par l’évolution de nos sociétés, décontenancés, et sur une corde raide. Certains prônent un retrait, qu’ils veulent croire stratégique; d’autres une croisade, qu’ils appellent reconquête; d’autres rejoindraient bien seulement le monde pour avoir, simplement, la paix. Il en faut peu pour que chacun de nous bascule dans l’un ou l’autre travers.
Sur le plan purement partisan, aucun engagement dans aucun parti n’est aujourd’hui de nature à faire échapper le chrétien à une tension qui lui est propre, et c’est heureux s’il ne veut pas éviter idolâtrer la politique.
C’est d’ailleurs en grande partie parce que certains versent dans cet écueil, et pour combattre la survalorisation du champ politique et idéologique par des chrétiens de tous bords que François Huguenin publie un ouvrage à paraître le 11 janvier qu’il conviendra de lire dès l’ouverture des librairies : Le pari chrétien, une autre vision du monde. Pour ne pas tout connaître ni devoir tout dévoiler de l’homme, je peux toutefois penser – et écrire – que son parcours est un premier enseignement. Intime connaisseur de l’Action Française, à laquelle il a consacré un ouvrage de référence, un temps disciple de Pierre Boutang, il serait tout désigné pour céder au politique d’abord maurrassien, ce qui en dit long sur sa quête personnelle, son exigence et son enracinement. Politique d’abord, ou Spirituel d’abord (selon le titre de l’ouvrage de Jacques Maritain, en réponse à Charles Maurras) ? Agir en chrétien ou en tant que chrétien selon la distinction établie par Maritain ? La seule évocation de ces noms illustre la permanence du questionnement. Après eux, d’autres ont tenté d’apporter leurs réponses, des prêtres-ouvriers à la rupture lefebvriste. Aujourd’hui, François Huguenin n’est pas moins critique envers ceux qui subordonnent la foi à leurs visées politiques qu’envers ceux qui taisent l’inspiration de leur action.
Lorsqu’il écrit ceci…
Si l’ordre de la politique a son autonomie et sa grandeur, il n’est pas premier et ne saurait être absolutisé. Ce qui veut dire qu’aucune question politique ne peut être pensée comme l’étant exclusivement, puisque toute question humaine renvoie, d’une manière ou d’une autre, à la dimension spirituelle présente en chacun d’entre nous. (p. 24)
… il n’omet pas non plus cela :
Spirituellement, on peut aussi suggérer, avec d’infinies précautions et sans juger quiconque, qu’agir en chrétien sans le dire peut être le signe d’un refus de témoigner pour le Christ non tant par lâcheté, mais au nom d’une logique d’efficacité. (p. 50)
Soutenant l’indispensable distinction entre le spirituel et le politique, il s’élève tout aussi clairement contre l’idée même de « récuser la possibilité pour un chrétien, ou pour tout autre croyant, de participer au débat public en faisant état de sa foi et en expliquant qu’elle informe sa manière de concevoir les relations en société » (p. 29). Mais que l’on ne se trompe pas : son livre ne relève pas d’une quelconque quête du compromis entre la chèvre et le chou. Si le ton est serein, enraciné, ancré, le propos est précis et ferme, calme mais audacieux.
Au fil des pages, informé par sa foi, François Huguenin prend position sur bien des débats brûlants de ces dernières années, voire de ces derniers mois : avortement, Manif pour Tous, crise migratoire, dérive identitaire, pontificat de François. Il le fait avec un courage certain, ne cessant probablement pas d’être un homme de droite… mais d’être avant tout un chrétien. François Huguenin marche contre bien des idées reçues, infondées mais largement colportées. Ainsi de la prétendue distinction entre la charité et la politique qui permettrait d’exclure toute considération de charité de la politique migratoire[2]. Plus encore, il fait très justement observer aux partisans de cette distinction qu’en se positionnant ainsi, ils « font le jeu de ceux qui mettent le christianisme hors du champ de la cité » (p. 70).
Le livre de François Huguenin éclaire le sort particulier des chrétiens dans la société : ils sont destinés aux lignes de crête, voués à vivre une tension intérieure permanente, fructueuse, et dont on peut espérer qu’elle les guide vers la vérité, jamais unilatérale, jamais sommaire, ni péremptoire. Et jamais confortable, non plus.
Rejoindre ses contemporains au risque de se diluer, de laisser des ambiguïtés dans l’ombre, ou bien se replier sur soi, en ghetto surprotégé, à défaut de pouvoir entretenir l’illusion de les rallier à sa propre vision : les chrétiens occidentaux, depuis qu’ils évoluent dans un monde déchristianisé, oscillent entre les deux écueils, celui du modernisme et celui de l’intégrisme. (p 176)
Si François Huguenin, avec d’autres, se fait iconoclaste ou idôlophobe, ce n’est pas pour le plaisir de briser les rêves de grandeur et de restauration de ses frères chrétiens, mais pour dessiller leur regard sur la société dans laquelle ils vivent, pour leur permettre de vivre en tant que chrétiens dans un monde qui ne l’est pas sans excès d’angoisse, sans tourments indus ni névroses de la disparition. Chrétiens, nous n’imposerons pas nos visions à la société : nous ne le devons pas, et nous ne le pouvons pas. Nous n’instaurerons pas un monde parfait. Nous ne restaurerons pas davantage une chrétienté au demeurant mythifiée. Ne confondons pas « rendre un service et exercer le pouvoir« . « Le rôle du chrétien n’est donc pas de chercher le pouvoir, d’entrer dans une logique de domination au sens où il voudrait imposer sa norme à la société. Il s’agit bien plus de transfigurer la politique au sens où un vitrail laisse passer la lumière » (p. 197).
C’est un deuil nécessaire, probablement douloureux mais certainement indispensable. Seul moyen de se « défaire de l’homme ancien [pour] revêtir l’homme nouveau » (Eph. 4, 22-24), seul moyen de porter encore une voix, seule voie de service.
Seul espoir peut-être d’être un tant soit peu prophétiques.
Aveuglé par une forme d’adéquation – au demeurant imparfaite – entre la vision dominante de la société et la conception chrétienne de l’homme, le christianisme a eu du mal à redécouvrir qu’il pouvait en être bien autrement, que c’était peut-être sa destinée la plus ordinaire : vivre dans un monde ne partageant pas ses options fondamentales. D’une certaine manière, en se croyant protégé par le pouvoir politique, le chrétien a cru pouvoir entrer dans le jeu classique de la course à la domination, comme les conflits entre l’Église et les États l’ont montré. D’où une certaine tendance à enfouir son esprit de résistance, à mettre sous le boisseau son rôle d’instance critique des pouvoirs.
- On pourrait ainsi citer pour les seules années 2016 et 2017, de mémoire et sans donc la moindre prétention à l’exhaustivité – je me confonds donc en excuse auprès de ceux que j’oublierais – les livres de Stanley Hauerwas, édité en français en 2016, Etrangers dans la Cité; de Rod Dreher, Le pari bénédictin; de Jean Duchesne, Le catholicisme minoritaire ? Un oxymore à la mode; de Jean-Noël Dumont, Pour une alternative catholique; de Pierre-Louis Choquet, Jean-Victor Elie et Anne Guillard, Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien; de Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique etc. [↩]
- « Aucune mention dans l’Évangile, ni chez les Pères de l’Eglise, ni dans la doctrine sociale ne vient séparer morale individuelle et politique. Au contraire, la politique a toujours été considérée par la pensée traditionnelle comme une branche de l’éthique, distincte, mais pas séparée (…) L’homme n’est pas morcelé, il est un. Mettre le politique hors du champ de l’éthique viendrait adouber une logique de raison d’État qui est profondément étrangère à la pensée traditionnelle et au christianisme » (p 69) [↩]
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Déjà lecteur de Huguenin, je ne manquerai pas de lire son nouvel opus.
Merci de nous l’avoir signalé en avant-première.
J’ai appris à cette occasion que l’usage était de ne parler des livres qu’une fois parus. Je m’y tiendrai la prochaine fois.
Je crois qu’il est assez essentiel, étayé et apaisé. François Huguenin souligne en introduction que ce livre a notamment été motivé par la virulence des échanges, « l’agressivité, la violence, voire la haine qui sont apparues entre chrétiens qui ne faisaient pas le même choix » pendant le premier semestre 2017.
Il n’évitera pas la controverse, parce qu’il n’a pas cherché l’apaisement par le consensus, mais il pèsera.
Un chrétien qui agit en politique ou ailleurs ( association..) est guidé par sa Foi et sait qu’il est un serviteur avant tout. C’est la garantie d’une action désintéressée, sur le plan politique, au service du bien commun. Le catholicisme a beaucoup apporté aux sociétés tout au long de son histoire. Bien que minoritaires, les chrétiens continueront de porter une parole fidèle à l’Evangile sur les questions éthiques, de pauvreté, les migrants…Nous, les chrétiens, ne changerons pas en effet la société. Peut-être y aura-t-il quelques prises de conscience ici ou là ? La voix des chrétiens peut être une aide au discernement. Mais surtout nous tenterons de rester fidèle à ce que l’Eglise nous demande : aimer Dieu en aimant et donc en servant les autres, là où nou sommes.
« Je ne suis pas chargée de vous le faire croire, je suis chargée de vous le dire » (c’est pas de moi).
Evidemment, certains pensent que, si l’on ne croit pas au succès d’une action, elle n’a aucune chance d’aboutir. Et je ne veux pas être manichéen : c’est vrai aussi.
Mais le fait de ne pas entretenir d’illusion sur le succès de nos démarches peut nous permettre aussi parfois d’être finalement plus convaincant, parce que plus sereins. Ne pas être en mesure de faire prévaloir nos positions ne doit pas conduire pour autant à renoncer à les dire.
Merci pour cette citation de la page 69 sur la non séparation de la morale politique et individuelle : j’en ferai bon usage dans mes futurs débats sur ces questions migratoires, pomme de discorde fréquente avec la famille ou les amis 🙂
Oui. Il y a un côté difficile dans cette citation : le fait qu’il n’y ait aucune fondement à cette séparation. Si l’on nous somme de le prouver, c’est impossible (la fameuse preuve d’un fait négatif, en droit). Mais c’est utile à savoir, et la suite est intéressante : nous aboutissons donc à une approche qui relève de la raison d’Etat. On peut s’y référer si on le souhaite, mais pas au nom du christianisme, au nom de théories politiques.
Il y a de toutes façons dans cette argumentation une mauvaise foi certaine : comme on me l’a souvent opposé, faire preuve de cette charité, ce serait ouvrir les portes de l’Europe aux migrants sans restriction. C’est caricaturer le propos pour le réfuter plus confortablement. Accueillir les réfugiés en situation de péril, examiner attentivement la situation des autres migrants, respecter la dignité de ceux qui sont sur place, cela ne suppose pas d’accueillir tout le monde ni de ne reconduire personne à la frontière. Et, en tout état de cause, je ne peux pas accepter l’idée que l’action concrète soit séparée de la foi. Or, la politique n’est qu’une mise en acte collective. Dresser un mur entre sa foi et ses actes n’est pas recevable.
François a cent fois raison d’écrire qu’ils font le jeu de ceux qui veulent mettre le christianisme hors de la cité : pourquoi cette démarche de séparation de la foi et des actes ne s’appliquerait-elle pas à d’autres domaines – et notamment à ceux qui ont plus leur faveur, telles les questions de bioéthique ?
Merci pour le lien pour la chronique dans la Vie..
Décidément, on en revient toujours avec toi aux lignes de crête ! Si exigeantes, difficiles et casse-gueules soient-elles. Pour tous, et moi le premier. Je vais vite aller acheter ce livre.
N’abandonne s’il te plait pas trop les lecteurs de ton blog. Je suis certain que tu sauras faire vivre ces deux espaces, chacun à sa place, et avec leur souffle propre. Bon vent pour ce nouveau chemin sur lequel tu t’aventures !
Livre en effet intéressant, comme tous les livres de François Huguenin, même si sa fin me laisse un peu sur ma faim. Qu’un chrétien n’ait pas à s’assujettir à la « libido dominandi », soit ! Le livre indique bien la voie pour le citoyen de base chrétien, « chemin de conversion intérieure qui permet à chacun de dire oui à l’action de l’Esprit en lui » (avant-dernière phrase du livre).
Il se trouve cependant que des chrétiens sont en outre en position d’autorité où de participation à des prises de décisions publiques (élus et pourquoi pas ministres, …) : comment leur foi (voire la Doctrine Sociale de l’Église) peut-elle intervenir, s’argumenter et peser légitimement dans leurs positionnements et leur justification ? C’est aussi sur ces points que j’aurais aimé lire François Huguenin (à moins que ma lecture n’ait été trop rapide ?). La notion de loi naturelle est effectivement très complexe à manipuler, surtout dans l’immédiateté médiatique, et la remise en cause d’un certain individualisme libéral est la bienvenue, mais cela suffit-il ? Comment un responsable politique peut-il par ailleurs aujourd’hui assumer un enracinement chrétien sans susciter immédiatement en retour des cris d’orfraie (cela posait moins de problèmes naguère pour le marxisme) ?
Peut-être faut-il commencer par accepter que la responsabilité d’un chrétien « de droite » est de témoigner au sein de la droite, et que celle d’un chrétien « de gauche » est de témoigner au sein de la gauche, que le problème n’est pas de savoir si être à gauche fait de vous un meilleur chrétien que d’être à droite ou vice-versa.
La capacité à peser sur les décisions dépend bien sûr de son poids politique, qui est ce qu’il est, et le témoignage se rend sur la durée. Démissionner, ou menacer sans cesse de démissionner, n’est pas nécessairement la meilleure façon de témoigner sur la durée. La responsabilité du chrétien est de témoigner, pas de « réussir ». Le reste doit être laissé à l’Esprit Saint.
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