Notre monde n’en finit pas de basculer, à une vitesse que personne n’anticipait. Il y a deux ans, nous nous apprêtions à entrer dans un confinement inédit, cette année la guerre est en Europe, la menace nucléaire est agitée. Une fois encore, l’impensable se réalise, l’impossible se produit. Qui peut prétendre aujourd’hui appréhender l’avenir ? Et pourtant, quand les menaces multiples viennent balayer nos polémiques de temps de paix, c’est le moment de tenter de dégager une vision structurelle.
On ne peut certes qu’esquisser des pistes, avec l’humilité qu’imposent l’ampleur des enjeux et l’imprévisibilité des jours à venir. Mais ces deux derniers bouleversements paraissent au moins souligner une réalité commune : notre vulnérabilité, dans une mondialisation par trop idéalisée. Quand « tout est lié », c’est pour le meilleur et pour le pire. Quand la pandémie frappe, nous faisons l’expérience de notre dépendance industrielle à l’égard de la Chine. Quand la guerre éclate, nous constatons notre dépendance énergétique à l’égard de la Russie (tout spécialement celle de l’Allemagne ou de l’Italie). La confiance des heures de paix dans une mondialisation heureuse nous met dans la main des pouvoirs autoritaires, prompts à la refermer et ravis de le faire. Si nous avons souvent eu par le passé une ambition plus grande que nos moyens, aujourd’hui notre dépendance nous contraint à observer sans honneur les missiles tomber sur les villes ukrainiennes.
Est-ce la victoire du souverainisme ? Quand la grande majorité de ceux qui s’en sont entichés sont allés servilement manger dans le poing de Poutine, il faut se débarrasser de cet –isme comme d’une scorie inutile : c’est un rappel à la souveraineté, nationale et européenne. C’est aussi un appel au réarmement moral et même militaire, tant le déclenchement de cette guerre a souligné que la seule perspective de nos sanctions économiques fut bien impropre à dissuader les agresseurs. Déjà, des tabous tombent, en Allemagne, en Suède, pour l’Union Européenne elle-même. Oserait-on, si donc tout est lié et si la catastrophe écologique doit rejoindre les impensables qui se concrétisent, constater aussi que notre consommation nous place sous la coupe des régimes brutaux et songer alors à la sobriété ? Il se trouve que nous sommes en campagne présidentielle. Serait-il excessif d’espérer que nous puissions débattre un peu moins de droits de succession et davantage de l’avenir de notre Nation ?
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Vous : « Oserait-on, si donc tout est lié et si la catastrophe écologique doit rejoindre les impensables qui se concrétisent, constater aussi que notre consommation nous place sous la coupe des régimes brutaux et songer alors à la sobriété ? »
… Serait-il mal placé de dire aussi que, sans nier cette réalité des « régimes brutaux », sans faire preuve d’une passivité béate ni croire qu’on peut se limiter à joindre les mains et regarder vers le ciel, nous sommes entrés presque simultanément dans un temps où nous sommes, pour des raisons ascétiques et spirituelles, invités à faire preuve de sobriété pendant quarante jours. C’est utile à titre personnel d’abord et aussi, pour celui qui a la foi, par solidarité… j’allais dire parce que la « communion des saints » est une réalité. Les trois tentations que le Christ a affrontées au désert sont toujours actuelles. Les deux -la sobriété et les tentations- sont liées : la résistance est à ce prix. Quant au résultat …
Il n’y a rien de tel qu’une crise à nos portes pour remettre en perspective les débats qui nous agitent: la redevance télé, l’écriture inclusive, le voile des accompagnatrices de sorties scolaires, le délai légal pour l’avortement fixé à 12 ou 14 semaines, les menus bio dans les cantines, les prénoms à consonance étrangère, les droits de succession bien sûr, et tant d’autres sujets sur lesquels on s’étripe avec bonheur, ce n’est jamais que des problèmes de riches.
C’est vous qui le dites. Autour de moi, ce n’est pas aussi clair. La conviction partagée c’est que « tout est lié » : l’écriture inclusive, la tolérance avec le voile, le droit des femmes à disposer de leur corps, se nourrir bio pour respecter la nature, pouvoir choisir le prénom de son enfant, ne pas naître avec déjà des écarts d’héritage, tout cela est lié à la possibilité de vivre dans le respect mutuel et dans une société sans guerre, une société où un Poutine n’a aucune chance d’arriver au pouvoir, une société où en fait, la grandeur de son pays n’est pas un sujet et où les conflits se règlent autrement que par la violence. Alors bien sûr, tout le monde est conscient que la guerre c’est beaucoup plus grave. Mais non, la remise en perspective n’est pas celle vous semblez imaginer, pas pour tous, loin de là.
« Tout est lié » est l’argument de groupes militants qui veulent absolument qu’on respecte une intégrité idéologique. Dans la réalité, ces sujets épars ne sont pas liés le moins du monde. Ils se retrouvent simplement associés dans l’esprit de ceux qui se sentent plus à l’aise en faisant partie d’un camp bien identifié. Ceux-là ne sont pas nécessairement la majorité, même si on peut en avoir l’impression en regardant autour de soi – parce qu’en limitant son regard autour de soi, on a tendance à ne voir que ceux qui, plus ou moins, nous ressemblent.
Supposons, seulement pour les besoins du débat, que ces différents sujets sont liés entre eux. Eh bien… ce bloc de sujets intéresse surtout des gens qui n’ont pas faim; ne sont pas menacés dans leur pays par la police, ni par les gangs de rue; qui ont une forme ou une autre d’assurance santé; dont les enfants peuvent aller à l’école; qui hériteront, sinon d’un patrimoine mesuré en euros ou en dollars, du moins d’un bagage culturel et intellectuel qui les prépare à s’intégrer dans l’économie du XXIe siècle; etc, etc.
Tous les sujets que j’ai listés plus haut ne sont pas de l’ordre du pur symbole, mais tous se rapportent à des détails, ce qui permet de se dispenser des problèmes de fond. Il est plus facile d’imposer aux journaux l’écriture inclusive que d’obtenir la véritable parité de salaire dans leurs rédactions; de l’autre côté de l’échiquier, il est plus facile de faire parler de soi en suggérant l’interdiction du voile, ou avec une proposition scandaleuse sur les prénoms des enfants, que de présenter une pensée construite sur la défense de la laïcité.
Lorsque la politique s’attache prioritairement à des questions de langage ou de symboles, il n’est guère étonnant que ceux qui sont dans de réelles difficultés envoient tout promener, que ce soit par l’absention ou par le vote de protestation.