L'autopsie

Paul_Cézanne_219Ca m’est venu entre les seins de ma femme[1]. J’écoutais son cœur battre. Régulièrement. Signe organique. Et je me suis souvenu de ce dont je ne parle à personne parce que personne n’a envie de l’entendre, et vous n’auriez pas envie de le lire, si seulement vous saviez. Je me suis souvenu de la pince, du craquement, du garçon-boucher, du parfum de mort sur mes lèvres, un parfum qui s’est imposé longtemps en flash, dans les circonstances les moins attendues, comme ce soir de mariage, alors que je dansais, ce goût d’autopsie sur les lèvres qui s’impose, comme si la mort dansait, là, quelque part. J’en ai préféré l’odeur des poubelles, pendant quelque temps.

La salle est un amphithéâtre, surprenant amphithéâtre. On fait entrer l’homme par la droite. Il est nu. Le médecin s’excuse : ils auraient préféré un cadavre plus propre pour cette séance. Cet homme s’est suicidé. De deux balles. Une balle a traversé son corps, sans toucher d’organes vitaux. Pour l’autre, on le verra plus tard quand ils sortiront son corps, il s’est appliqué : la balle a fait un trou de perforatrice dans son cœur. Net et sans bavures. Un cœur bien rose, avec un trou, du diamètre d’un pouce. Il avait un cancer du poumon. Ca aussi, on le verra plus tard : un poumon fibreux, avec des trucs blancs, et puis des trucs noirs comme ont tous les parisiens, nous dit le médecin. Il sortait de l’hôpital. Il s’est supprimé tellement il souffrait. Il s’est suicidé, déterminé. La première balle l’a cloué au sol, et il a dû appliquer le canon à bout touchant pour tirer la seconde balle.

On lui fait une incision dans le bras, et je ne regarderai plus les steaks de la même façon. Si mon souvenir est juste, on lui a assez vite ouvert le ventre, et écarté les chairs. Un aide diligent a apporté des grands seaux, et puis une louche. Il puise profondément la louche dans le ventre de l’homme pour le vider de son sang. Et il y en a, puisqu’une plaie par balle, c’est hémorragique. Un trou de balle, ça va : c’est quand il y en a plusieurs que ça pose des problèmes. Le geste ample de l’assistant plongeant sa louche dans le ventre ouvert du cadavre reste l’un de ces gestes que je n’oublierai pas.

Après avoir extrait un ou deux organes, je ne sais plus trop lesquels, mais ça devait être le foie et/ou la rate, il a sorti une pince mademoiselle. Le craquement des côtes, l’une après l’autre, est, là, un de ces sons que l’on n’oublie que bien plus tard. C’est très sensoriel, une autopsie. D’autant qu’il y en a quelques-unes, mine de rien, des côtes. Après avoir cassé les barreaux de la cage thoracique, il la pose à côté. Je ne sais plus comment ils ont extrait le cœur et les poumons. Je sais qu’à un moment donné, je me suis enhardi à demander si les organes commençaient seulement à sentir, au bout d’une heure qu’ils étaient là, sur la table. Mais, dans un sourire tout à fait franc et charmant, le médecin m’a dit que non, c’était la clim’ qui s’était arrêtée. Prévenant, il l’a remise en marche. Je crois que les autres se sont foutus de moi, qui ne supporterait pas l’odeur, mais qu’on a vu moins de malaises après ça.

Ils ont ensuite ouvert le crâne de l’homme. Une incision sur le crâne, puis on rabat la peau vers l’avant. Comme une chaussette qu’on retourne. Ca lui est venu sur les yeux. Pour qu’il ne voie pas la suite ? Et puis, l’assistant a sorti la scie électrique. Et vous avez beau regarder ailleurs, vous ne pouvez pas oublier que ce bruit strident que vous entendez, ce n’est pas le voisin qui scie du bois mais le garçon qui scie un crâne. Il vaut mieux, à cet instant, s’être assis côté des pieds. Côté tête, il y avait une camarade qui m’avait traité de kapo la semaine précédente. Lorsqu’ils ont eu fini d’ouvrir la boîte crânienne, qu’ils ont extrait le cerveau, elle a passé de longues minutes avec pour perspective le crâne évidé d’un homme. Elle avait tellement voulu être là, au point de m’insulter, que la vue de son teint m’a un peu ragaillardi.

Après, je me souviens d’avoir rejoint le métro, Quai de la Râpée. Les gens que je croisais, je leur voyais l’intérieur. Spécialement le crâne, les cerveaux. Et sur les lèvres, ce parfum tenace. On se rend compte du nombre de fois où l’on passe sa langue sur ses lèvres. A chaque fois, cette impression de lécher un mort.

Je m’étais interrogé, un peu, sur l’opportunité d’assister à cette formation. Quelle part prenait la curiosité morbide et malsaine dans ma décision ? Quelle part, la bravade inutile ? Me prouver que je n’en avais pas moins qu’un pénaliste ? Dans l’activité que je projetais, cette formation n’avait guère de chances de me servir. De fait, c’est au tribunal de commerce qu’on autopsie les personnes morales. Parfois aussi aux prud’hommes. Je ne suis toujours pas certain de ma motivation, et n’en suis pas très fier. Pas très fier d’avoir fait mon éducation sur le cadavre d’un homme qui avait assez souffert pour se tirer non pas une mais deux balles dans le corps, en s’appliquant malgré la douleur pour que la seconde soit fatale.

Un confrère à peine plus âgé m’avait dit que cette expérience avait quelque chose d' »ontologique ». Un nouveau mot pour moi. Qui aura toujours pour moi un goût indéfinissable d’autopsie. De fait, plus ontologique, tu meurs.

Si la comparaison est évidemment dérisoire, j’ai pensé aux anciens combattants, ceux qui ne parlent pas. A ce très faible niveau, cela me donnait une idée de la raison pour laquelle beaucoup se taisent : pourquoi raconter l’horreur (je parle de ce qu’ils ont vécu) ? Pourquoi soumettre ceux que vous aimez au même effroi ? Le lendemain, à l’école, on reconnaissait ceux qui avaient assisté à l’autopsie : c’était ceux qui parlaient le moins, et l’on restait ensemble sans trop rien dire. Pour nous, évidemment, ça n’a duré que quelques jours.

Allez savoir pourquoi, je m’étais inquiété d’avance des répercussions. J’avais pensé à ma foi. Parce que c’est que c’est pas mal ontologique, ça aussi. Faible foi, à vrai dire, si l’on s’inquiète pour elle. Mais bon. En fin de compte, il faut croire que l’on se nourrit aussi de certaines expériences avec ce que l’on a apporté.

Sauf le respect pour celui qu’il avait été, et pour sa souffrance, un homme mort n’est plus un homme. Le propos est bien sûr évident, mais il y a des évidences qu’on expérimente. Et là, « la vie » prend son sens. Certains penseront à l’âme, d’autres à une énergie vitale. Je me demandais également si la pratique de la chirurgie, a fortiori la médecine légale, aidait les médecins à dissocier le corps et l’esprit ou, surtout, à passer outre l’apparence. J’ai un doute : la répétition des actes en atténue l’impact. Pour moi, l’habitude a repris le dessus et, sans regret, j’ai cessé de voir des cerveaux dans la rue.

  1. non dénudés, pour ceux qui croient encore que je pourrais parler de ma vie sexuelle sur ce blog []

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40 commentaires

  • Je peux comprendre ta démarche. Lorsque j’étais étudiant en école de commerce, certains potes qui faisaient médecine m’ont fait assister à un cours de disséction humaine (ils ne m’avaient pas prévenus les salopios).
    Je reconnais que cela à qq chose de malsain mais aussi « d’attirant » quelque part car avec du recul, je pense que l’on cherche tous à apprivoiser la mort avant qu’elle ne vienne et le fait de la « cotoyer » à peut être un effet « rassurant » même si sur l’instant et dans les temps qui suivent on conserve une image plutôt malsaine de ce que l’on a vu

  • La description est plutôt réaliste…

    C’est en faisant des dissections que les futurs médecins font leurs premières armes émotionnelles (propos d’un prof). Sortir un membre d’un seau, et l’éplucher, ça reste. Parfois ça fait vomir, et au bout du 2e corps, on commence à être blindé…

    Pour le questionnement existentiel, quelque part, je me demande si ça ne serait pas un bien, parfois, de voir ce qu’on deviendra tous (un cadavre), pour se rendre compte de ce qu’est la vie. Et pour mieux vivre, après, peut-être.

  • Horrible, en effet, et propice à la méditation, sûrement. Par ailleurs la collision de la première phrase avec la suite du texte est tout à fait intéressante.

  • C’est je crois, un des problèmes de notre vie actuelle de citadins du pays riches : nous ne cotoyons plus la mort. Bien sûr nous perdons des proches mais nous ne savons plus assister à des agonies, nous ne savons plus garder nos morts chez nous, entre leur décès et leur enterrement.
    Pour la plupart, nos morts meurent à l’hôpital et ils y restent jusqu’au départ de leur corps pour la cérémonie, quelle qu’elle soit.
    Nos immeubles et nos maisons ne sont plus jamais vêtus de noir, nous ne croisons plus de cortège suivant à pieds un cercueil.
    Combien d’entre nous embrassent leurs morts pour leur dire adieu ? Qui d’entre nous se prépare à préparer ses enfants à la mort? Trop peu malheureusement, même chez les Xtiens. Comme si nous pouvions protéger nos enfants de la mort. Quoiqu’on en aît, elle les aura aussi….

    Bref, la seule chose que nous ayons tous en commun : notre inévitable terme, disparaît de notre vie (et vous reconnaîtrez que c’est un comble !).
    Notre société souffre d’une hypocrisie crasse et crétine devant la mort : on ne peut en parler « Parle pas de ça » « Parle pas de malheur » etc. On ne prépare plus nos enfants à la mort et comme ils ne la côtoient même pas, j’entends, pour de vrai, pas à la TV (là, les cadavres foisonnent) ou dans les jeux vidéo (là, nous enfants tuent sans compter et probablement sans comprendre) ils ne peuvent s’y préparer vraiment. Dans les familles, on ne dit pas : il est mort mais il est parti et aux enfants : il dort pour très longtemps.

    Il faut se préparer à la mort, celle des autres et la sienne. Il faut préparer nos proches à la mort, la nôtre et la leur. Et c’est vrai pour nos enfants : de même qu’il n’y a pas d’âge pour souffrir, être malade et mourir, il ne doit pas y avoir d’âge pour se préparer à affronter cela.

    Peut-être était-ce pour vous préparer que vous avez souhaité cette formation ?

  • Je plussoie intégralement Pourquoisecompliquerlavie. Nous ne voulons plus côtoyer la mort… et c’est ce qui fait que nous la risquons encore plus. Car un enfant, un adolescent d’aujourd’hui, n’a dans la très grande majorité des cas jamais vu un mort. Et comme il baigne dans l’égocentrisme et la toute-puissance (et dans les jeux vidéo où il suffit d’appuyer sur Restart pour que le mort se relève), il se lance sans barguigner dans toutes les conduites à risque pour lui et les autres : jouer au foulard, conduire bourré-drogué, brûler les stops, rouler à fond de ballon. Le résultat se voit le lundi matin dans la rubrique accidents et les avis d’obsèques… Oh, on l’a bien prévenu des dangers, mais ça c’est des trucs de vieux schnoques…

    Il y a quelques années, pour une classe de 4° très portés sur l’inconsciente roulante, j’avais suggéré à mes collègues d’organiser, avec toutes les précautions nécessaires, bien sûr, un passage d’au moins une heure dans un funérarium. Rester une heure face au cadavre, voir qu’il ne bouge pas d’un poil, qu’il ne se relève pas comme après une baston.

    Bien sûr, réactions horrifiées, violemment. Je n’ai donc pas perdu mon temps à leur expliquer qu’à la morgue, eux et nos élèves ils iraient quand même, en clients ou en visiteurs. Visiteur pour des jeunes, j’ai donné, à plusieurs reprises : le dernier avait dix-huit ans et venait d’embrasser un arbre. A quarante à l’heure : il n’aurait eu que des bleus s’il avait mis sa ceinture…

    http://tinyurl.com/67j7vy

  • Coïncidence, je viens de finir un très beau livre sur ce sujet :
    « Réussir sa mort », par Fabrice Hadjadj, que je conseille à tous.
    Rien à redire à ces commentaires.

  • @PMB :

    Je ne peux être qu’en désaccord avec votre couplet sur la jeunesse d’aujourd’hui et son rapport à la mort. Il pourrait s’appliquer à toutes les périodes de paix depuis un siècle. Un adolescent des années 60 n’était pas plus en contact avec la mort qu’un ado des années 2000. Le jeu du foulard/rêve indien existe depuis fort longtemps, tout comme l’alcoolémie au volant. Et on jouait déjà aux « faux morts » dans le petit Nicolas (les indiens et les cowboys…) .

  • PMB a écrit:

    Oh, on l’a bien prévenu des dangers, mais ça c’est des trucs de vieux schnoques…

    Qui ici n’a pas été un jeune con avant de devenir un vieux schnoque ? (ou n’a pas vocation à suivre ce chemin) Il conviendrait parfois de s’en rappeler.

  • Courageux billet !

    « Je me demandais également si la pratique de la chirurgie, a fortiori la médecine légale, aidait les médecins à dissocier le corps et l’esprit ou, surtout, à passer outre l’apparence. J’ai un doute : la répétition des actes en atténue l’impact. »

    Sur ce passage, je me suis posé la même question et un jour que j’ai eu l’occasion de discuter à batons rompus avec un chirurgien de Nice spécialisé en cardio et plus que fréquemment confronté à la mort de patients, je n’ai pas pu m’empêcher de lui poser la question.

    Il était non croyant mais il m’a dit, d’abord que la pratique de la chirurgie et les expériences qu’il avait pu vivre avec des mourrants ou quelques NDE, avait emporté son intime conviction qu’il y avait bien autre chose que juste un corp chez un vivant – un truc du genre « âme ». Et qu’au contraire, la différenciation était beaucoup plus grande avec l’habitude. Une fois la mort passée, ce n’était plus qu’une sorte de machine organique. Mais que justement, cela ne faisait que souligner la différence avec un comateux par exemple qui lui non plus ne remue pourtant plus un cil. Franchement je m’attendais à une autre réponse.

  • Moktarama, je ne sais pas vous mais moi, qui ai été adolescent dans les années 60, j’ai vu mon premier mort à sept ans, j’ai assisté à mon premier enterrement à 11 ans, par un jour de pluie de novembre, et j’en ai fait des cauchemars et des phobies pendant quelques années. Au moins ai-je su ce qu’était la mort. Paradoxalement, j’ai été guéri par une action assez radicale de ma mère : elle m’a obligé à accompagner mes frères et sœurs plus jeunes à la veillée mortuaire d’une vieille voisine : le cadavre avec une mentonnière, pour seule lumière un cierge et quelques braises dans la cheminée, pour seule compagnie une autre vieille femme qui nous tournait les dos. Je suis ressorti en réalisant que ouf je n’en étais pas mort, et que je venais de grandir de quelques centimètres.

    Pour le reste, je vous crois sur le fait que les conduites à risque ne datent pas d’aujourd’hui. Je pense quand même qu’il y en a davantage.

    Yogui, pour réussir à devenir une vieux schnoque (ce que je suis, soit dit sans barguigner), il faut avoir été un jeune con chanceux (je me suis pris quelques gadins en mobylette et en moto mais n’ai jamais brûlé de stop par volonté) ou capable de survivre. La nature est impitoyable, qui élimine les faibles : le jeune gnou qui oublie de regarder au large quand il va boire au marigot ne voit pas arriver le crocodile qui va le happer… J’en parle d’autant plus à mon aise que je suis affreusement distrait !

  • @PMB :

    Justement, vous ne savez pas, ce qui devrait vous pousser à la modération dans vos propos sur « la jeunesse d’aujourd’hui » . Sachez, toutefois, que j’ai eu ma part de morts.

    Vous estimez que les conduites à risque sont plus élevées aujourd’hui. En matière automobile par ex, ça ne semble pas être le cas. Il n’y a plus 20 000 morts par an sur les routes, notamment parce que les gens mettent leur ceinture (obligation considérée à un moment comme une privation de liberté, ce que personne n’oserait dire aujourd’hui) et font plus attention à l’alcool au volant (quasiment considéré comme un droit inaliénable il y a 40 ans) .

    Après, à 16 ans tout le monde se croit jeune et invincible, on ne va pas refaire un discours qui était déjà tenu par Platon il y a 2500 ans.

  • « Justement, vous ne savez pas, ce qui devrait vous pousser à la modération dans vos propos sur « la jeunesse d’aujourd’hui » »

    Bien. Vous vous autorisez à juger que mes propos ne sont pas modérés, quand je me suis abstenu et m’abstiens de juger les vôtres.

    L’échange, en ce qui me concerne, va donc s’arrêter là.

  • curiosité morbide oui,malsaine certainement pas. il y eu une époque ou les images de la mort, les cranes vides se trouvaient partout :sur les tableaux, dans les églises.
    nous avons réussi à nous faire croire que la mort n’existait plus ou n’était qu’aseptie. et nous perdons une partie de notre humanité ainsi

  • Le problème n’est pas tant d’être confronté à la mort ou non (c’est con à dire, mais des morts il n’y en a pas plus aujourd’hui qu’au temps de Platon…), mais notre réaction en face d’elle : l’esquiver ou en saisir le sens profond, en prendre pleinement conscience, vivre tous les jours avec cette certitude qu’un jour ce sera mon tour, certitude nihiliste ou pleine d’espérance suivant notre vision de la vie.

    Notre monde matérialiste refuse de se poser ces questions sur la mort, elle est soit esquivée (« arrête, c’est morbide ! ») soit artificialisée, virtualisée (les jeux vidéo). Réfléchir sur la mort fait réfléchir sur la vie, et vice-versa ; or, on le voit lors des « débats » sur l’IVG ou la mal-nommée euthanasie, la vie et la mort sont des sujets tabous (ce n’est pas parce qu’on en parle tout le temps qu’on en parle bien !)

    Le matérialisme dans lequel nous vivons n’a que faire de ces questions existentielles et eschatologiques, parce qu’il est radicalement incapable d’y répondre, et donc tout est fait pour les faire taire en nous, par l’esquive, le déni, la virtualisation souvent liée à l’attirance morbide. L’angoisse n’en est que plus grande !

    On assiste d’ailleurs au paradoxe suivant : la vie n’a pas de sens, et pourtant on souhaite vivre le plus longtemps possible, la mort est vue comme un échec. Finalement, la vie n’a pas de sens, donc la mort non plus.

    C’est ainsi une véritable régression de l’humanité, une défaite de l’intelligence, de la raison même, un rabaissement de l’homme à l’animal (sauf que l’animal ne connaît pas l’angoisse, que l’homme ne pourra jamais écarter…) : l’homme est devenu homme au moment où il a commencé à se poser ces questions existentielles, à enterrer ses morts et leur vouer un culte, inséparable de la notion d’une certaine « vie éternelle » ! Quelle belle « avancée », quel beau « progrès » que ce matérialisme athée ! En voilà encore un, de ces enjeux de civilisation qui se jouent, cette rupture anthropologique de notre si adulée époque moderne.

    (Petite remarque tout à fait personnelle : dans le monde paysan que je découvre, la mort fait tout simplement partie de la vie : les gamins, dès leur plus jeune âge, tuent le poulet ou le cochon avec leurs parents, et donc la mort de la grand-mère est vécue sereinement ; le fameux bon-sens paysan…)

    Je me répète : « Réussir sa mort » par Fabrice Hadjadj, faisant le tour de la question (pour autant que ce soit possible en 400 pages…) et de manière accessible à tous !

  • Moktarama, message reçu 😉

    Pmalo dit : « Réfléchir sur la mort fait réfléchir sur la vie, et vice-versa ». Très juste. J’ajouterais que j’adhère à l’idée qu’on fait fausse route et voyant la mort comme un échec, alors qu’elle n’est que l’aboutissement logique d’un processus : la vie n’a de sens et de prix que parce que la mort existe. Car autrement, quel ennui serait l’éternité, dont Woody Allen disait qu’elle devait être bien longue, surtout vers la fin. Et donc, tout doit être fait pour rendre cette vie la plus heureuse et la plus pleine possible.

    Et c’est bien pour ça que moi, adepte du matérialisme athée, m’efforce d’agir pour que ma vie et par corollaire celle des autres soit la plus belle et digne possible.

    La vie éternelle pour moi n’existe pas, mais cela ne m’empêche pas de rendre un culte à mes morts, pour une raison fort prosaïque : on ne survit que dans la mémoire de ceux qui nous suivent. Et si j’adhère à l’idée de cérémonie de l’adieu (notre langue n’a pas d’autre mot aussi précis, foin du « départ » vague) à base d’une rencontre autour du souvenir nourrie de musique, de textes (et de nourritures terrestres, puissant signe que la vie continue) je n’ai pas besoin de tombe ni de cimetière : il me suffit de voir mes cyclamens sauvages sous leur cèdre pour penser à mon père, d’aller dans ma bibliothèque pour penser à ma mère.

    Et je suis, coïncidence, originaire du monde paysan…

  • Bonsoir Koz,

    merci pour ce récit. Tu es toujours très intéressant quand tu parles de tes expériences directes.

    Sinon, je suis plutôt d’accord avec PMB: je pense que l’on peut bien approcher la mort sans croire à la vie éternelle. La mort, quelles que soient ses croyances, c’est la fin de la vie terrestre, des souffrances, le chagrin (on l’espère) des proches, sans doute des enfants et des petits enfants que l’on espère avoir bien préparé à leur vie pour qu’ils continuent la « lignée », et, pour les plus heureux d’entre nous, la mémoire de notre vie qui sera gardée par les générations futures.

  • Bien approcher, Uchimizu… j’ai l’air zen mais je ne dis ni ne pense que je refermerai mon parapluie de gaité de coeur. J’aimerais mourir comme mon père, entouré et serein, vivant un ultime plaisir avec les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, pas comme la mère de mes enfants qui appela devant moi son père, ce père qui lui avait tant manqué par son incapacité à être père…

    Bon, qui vivra verra !

  • Ce texte m’a beaucoup touchée, qui décrit de facon si juste l’expérience initiatique qu’est l’autopsie.
    La curiosité anxieuse de celui qui va enfin savoir, l’émotion silencieuse lorsque le drap est relevé, le plaisir sensuel inattendu du découpage (oui, toucher le pédicule hépatique, passer la paume de la main sous la rate, prendre le coeur entre ses doigts, c’est jouissif), le murmure religieux des étudiants venus assister, l’observation froide de la mécanique corporelle cotoyant le questionnement existentiel le plus absolu, et pour finir, étrange rémanence, la terrifiante puissance des odeurs, de celles qui font que certains jeunes chirurgiens ne supportent plus le poulet grillé.
    Et puis en filigrane, le sexe, parce que la mort appelle la vie et la sensualité, comme ces hopitaux ou naissent fresques de salle de garde dont le réalisme le dispute a l’obscène.
    C’est une expérience terriblement violente, mais vécue dans le calme, le silence et la solitude partagée.

  • valentine a écrit:

    oui, toucher le pédicule hépatique, passer la paume de la main sous la rate, prendre le coeur entre ses doigts, c’est jouissif

    On est bien d’accord… surtout le pédicule.

  • Un des arguments de l’athéisme antique (Épicure), était justement que l’athéisme rendait plus serein face à la mort, on n’avait à craindre ni l’Hadès ni la vengeance des Dieux.

    À l’époque où l’Église abusait de la peur du diable pour contrôler ses ouailles, les libertins préféraient la perspective du néant à celle de l’Enfer.

    Je suis personnellement croyant, mais il est intéressant de voir que la religion comme « consolation » n’est pas une évidence.

  • Quand on est jeune, on se croit éternelle et invincible. C’est vrai mais avec des nuances.

    Je me souviens du temps pas tres lointain où j’avais cet age, j’étais étonné par les « conduites à risque » de certain de mes camarades.

    J’avais l’impression qu’il n’avait jamais connu la douleur et qu’il n’arrivait pas à comprendre les mises en garde même venant de gens de leur age.

    Comment un « jeune » qui n’a jamais eu vraiment mal et qui a toujours été consolé, peut il appréhender par exemple le probleme de la drogue qui fait mal certe mais apres que se soit trop tard

    Comment peut il comprendre le « attention tu vas avoir tres mal », alors qu’il ne sait pas ce qu’est la douleur, et que les 1ere sensations des drogues sont agréables

    la conclusion de ces souvenirs et de ces reflexions, c’est que je laisse ma petite fille toucher les orties malgré ma mise en garde. Ca fait mal mais ce n’est pas grave. Et ca lui fait une expérience.

    Et puis la douleur et la frustration sont 2 choses fort courantes dans la vie, les apprendre, les gérer et les dépasser sont de sérieux atouts pour apres

  • J’avais discuté avec un confrère de cette session de « formation » et j’avais retenu deux choses, dont une très vertigineuse.

    1.En public, on n’autopsie que des hommes, jamais des femmes.

    2.Lorsque l’on commence la session, le lundi, la personne que l’on va voir se faire autopsier, le jeudi par exemple, est encore vivante. On sait à l’avance que l’on va voir le cadavre de quelqu’un qu’on pourrait encore croiser dans la rue.

  • @ artnaif: Ben pourquoi est-ce « bizarre », justement ?

    @ MB: Savez-vous le pourquoi du 1) ?
    Pour le 2), c’est effectivement vertigineux. D’autant que ça peut être soi-même.

    @ valentine: C’est tout à fait ça. Cela dit, l’aspect sensuel et jouissif m’a totalement échappé…

    Ce qui m’avait frappé, moi, c’est que celui qui était chargé de la dissection était dans l' »observation froide », tout concentré sur son morceau de chair à détailler, et les autres, autour, dans le questionnement existentiel avec les manifestations émotionnelles, et les moyens perso de « faire face » : boire une canette, allumer de l’encens, et même jouer avec une main détachée, etc. Et la fois d’après, les rôles changeaient. l’ambiance dans la salle était très, très particulière.

  • Ah… Ces hétéro, tous nécrohpiles !
    Pas d’amalgame, s’il vous plaît ! ;o)

    (Koz, tu peux supprimer ce commentaire inutile ; je n’ai pas pu résister…)

  • @ PMalo: ah mais attention ! il faut nuancer. Ce sont les hétéros mâles qui sont nécrophiles. Les nécrophiles femelles sont bien entendu homos. Vous aurez rectifié de vous-même. ;o)

  • Terrible cet article.

    J’ai moi aussi assisté à une autopsie, il y a quatre ans. Je commençais le journalisme, et je voulais tout voir, pour tout raconter. J’avais vu, et j’avais raconté dans mon journal.

    C’était moi aussi un suicide par balle. Ce qui m’avait frappé, lorsque les médecins – dont j’avais apprécié la dignité – ouvraient le corps, c’est la contradiction entre la perfection du corps humain (à l’intérieur, tout est bien rangé, tout a sa place) et son extrême fragilité.

  • Toutes mes excuses d’avoir un peu déserté cet article. Dans le temps libre qui me reste, j’avais l’esprit un peu occupé par l’autre sujet, et par mon taf.

    mbs a écrit:

    Je reconnais que cela à qq chose de malsain mais aussi « d’attirant » quelque part car avec du recul, je pense que l’on cherche tous à apprivoiser la mort avant qu’elle ne vienne et le fait de la « cotoyer » à peut être un effet « rassurant » même si sur l’instant et dans les temps qui suivent on conserve une image plutôt malsaine de ce que l’on a vu

    Oui, il y a probablement un peu de ça. Dans mon cas, en même temps, je n’avais toutefois aucune raison d’assister à cette autopsie. Mon activité future ne l’exigeait pas vraiment. J’imagine qu’effectivement, il y avait une volonté d’endurcissement.

    Laurence a écrit:

    Pour le questionnement existentiel, quelque part, je me demande si ça ne serait pas un bien, parfois, de voir ce qu’on deviendra tous (un cadavre), pour se rendre compte de ce qu’est la vie. Et pour mieux vivre, après, peut-être.

    Oui, en effet. Cela rejoint ce que disent d’autres commentateurs, tels que PMB ou comme le dit très bien @ Pourquoisecompliquerlavie : on écarte tellement la mort, dans nos sociétés, que l’on en oublie une certaine sagesse basique.

    @ Pourquoisecompliquerlavie, je ne sais pas exactement quelle est la raison qui m’a le plus poussé à assister à cette autopsie. J’ai été pas mal « obsédé » par la mort à un certain âge, beaucoup moins maintenant. Peut-être cette expérience m’a-t-elle aidé, en concrétisant clairement la chose. Cela me fait penser à un exemple extrème raconté par Marie de Hennezel dans un de ses livres : celui d’une femme mourante, mais auprès de laquelle tout le monde niait l’issue prochaine. Elle en avait développé une forme de démence, qui s’est résorbée de façon spectaculaire quand elle a rencontré une équipe médicale qui a cessé de cacher la réalité. Elle a pu alors affronter ce terme inéluctable, et retrouver une dignité parce qu’elle se trouvait en situation de responsabilité dans sa propre vie.

    MB a écrit:

    2.Lorsque l’on commence la session, le lundi, la personne que l’on va voir se faire autopsier, le jeudi par exemple, est encore vivante. On sait à l’avance que l’on va voir le cadavre de quelqu’un qu’on pourrait encore croiser dans la rue.

    Je n’avais pas réalisé cela. C’est une chance. Parce qu’effectivement, l’homme s’était suicidé la veille.

    Laurence a écrit:

    @ MB: Savez-vous le pourquoi du 1) ?

    J’imagine qu’il y a une question de regard de l’homme différent, et son côté un peu animal qui pourrait manquer de respect lorsque le corps entre dans la salle. Ou parce que, même si ce n’est pas le cas, on veut éviter aux familles l’idée que cela ait pu l’être (même si je ne suis pas du tout certain qu’elles sachent que l’autopsie a été suivie).

    Cela étant, celui qui porterait un regard lubrique sur le corps en question serait vite guéri par les opérations qui suivent son entrée.

    @ valentine: là, je crois que nous avons des expériences personnelles, et pas nécessairement communes. Je n’ai pas eu à saisir les organes et tant pis, je n’aurais pas ressenti la jouissance évoquée. Quant aux murmures, ils n’étaient guère religieux, mais plutôt effarés. Cela dépend certainement aussi de l’assistance. Nous étions une assistance d’élèves-avocats et de gendarmes, pas d’étudiants en médecine.

    PMalo a écrit:

    On assiste d’ailleurs au paradoxe suivant : la vie n’a pas de sens, et pourtant on souhaite vivre le plus longtemps possible, la mort est vue comme un échec. Finalement, la vie n’a pas de sens, donc la mort non plus.

    Intéressant.

  • « Finalement, la vie n’a pas de sens, donc la mort non plus. »

    Alors que c’est de savoir qu’on va mourir, que nos aimés vont mourir, qui donne du prix à la vie, qui doit nous pousser à la respecter chez les autres, à la vivre ai mieux. Comme dit la chanson : « Aimons-nous vivants ».
    Car j’ai toujours trouvé paradoxal l’argent dépensé pour les morts, à qui ça fait vraiment une belle jambe. Dans le même ordre d’idée, je me souviens de cette dame patronnesse, belle-mère d’une de mes soeurs, venue se montrer aux obsèques de mon père alors qu’elle n’était jamais venue voir mes parents, qu’elle ne leur avait jamais amené leurs petits-enfants communs malgré la demande de ma sœur (ils ne pouvaient plus conduire).

    Petit étonnement : ce sujet a attiré peu de commentateurs. Gêne ? Thème sans couleur politique ? Or else ?

  • L’ aspect « jouissif » et sensuel est réel lors d’ une intervention chirurgicale sur un individu vivant ; on sent sous ses doigts la chaleur des organes et leur palpitation ; sur un cadavre , rien de tel ; parler de jouissance dans ce cas reléve de la nécrophilie.

  • @ PMB: « Petit étonnement : ce sujet a attiré peu de commentateurs. Gêne ? Thème sans couleur politique ? Or else ? »

    Je trouve ce billet très intéressant, mais je n’ai rien de passionnant à dire dessus. Sans doute parce que je n’ai aucune expérience même lointainement semblable, et n’ai jamais ressenti le besoin d’en avoir une.

    Il y a aussi de bonnes remarques en commentaires, notamment celle de PMalo en 15. Merci.

  • @artnaif

    Je ne pense pas etre nécrophile. Pour tenter d’expliquer d’ou vient ce ressenti, je dirais que c’est le mélange de l’euphorie de savoir _ savoir ce qu’est vraiment l’organe, avoir le temps de l’observer sous toutes les facettes, en vrai, cet organe qu’on connait si bien pour l’avoir appris par coeur dans les livres, mais qu’on découvre pour la premiere fois _ et du poids de la réalité : tenir l’organe, en sentir la masse, la consistance, la forme. C’est une jouissance parce que c’est un moment ou l’esprit et l’expérience physique fonctionnent a l’unisson. C’est cela et rien de plus : je n’ai jamais eu de pensees scabreuses en voyant arriver les sujets masculins…

    Lors des opérations chirurgicales je ne doute pas que ce sentiment soit bien plus fort, et accessoirement bien plus facile a partager, mais pour les avoir expérimentées uniquement en tant qu’étudiante, j’en garde surtout l’idée que dans un service ultra-spécialié de chirurgie pancréatique, l’externe ne voit pas et ne comprends pas grand-chose a ce qui se passe. A l’évidence, ce n’est pas une situation ou l’on peut le laisser manipuler les organes pendant des heures. Alors qu’en autopsie universitaire telle que je l’ai pratiquée, chacun est la pour apprendre et expérimenter a son rythme pendant trois jours.
    Par la suite j’ai du pratiquer une vingtaines d’autopsies a visée médicale, pour recherche des causes de la mort. La, le boulot reprend le dessus, ne serait-ce du fait des contraintes horaires d’une journée de travail ; l’aspect mécanistique domine, on démonte le corps comme on démonterait une pendule. Il reste juste le coté agreable de la sensation physique des organes, l’impression d’avoir les mains dans le réel, comme pour tout métier manuel.

    Ce vécu peut etre difficile a entendre, voire choquant. Mais il faut bien garder a l’esprit qu’on peut considérer le corps comme une pure mécanique, tout en ayant le plus grand respect pour la personne vivante. Je m’estime, a titre personnel, infiniment redevable aux individus qui ont fait don de leur corps a la science pour autopsie universitaire. Ces autopsies s’intégraient dans un enseignement d’anatomie très exigeant, très complet, et au final ultra formateur. L’ensemble m’a donne un savoir théorique et pratique qui m’est toujours utile au quotidien. Un autre exemple de ce respect de l’humain est le fait que les pathologistes m’ont toujours appris a recoudre avec beaucoup de soin les cadavres après une autopsie medicale, pour que l’entourage puisse revoir le mort dans un climat paisible.

  • @MB : Je crois qu’on t’a raconté des salades car j’ai eu l’occasion d’assister à deux autopsies et à chaque fois, c’était des femmes. Par ailleurs, les cadavres sont frais (si je puis m’exprimer ainsi)évidemment. Il faut savoir que l’Institut médico-légal de Paris ne chôme pas. Les autopsies commencent à 7 heures du matin et se succèdent tout au long de la journée à un rythme effréneé ; ça fait usine, et c’est un peu ça qui heurte. Et oui, ce que les gens ignorent, c’est que l’autopsie d’un corps est autorisée dès lors que subsisite un doute aussi minime soit-il sur l’origine naturelle d’un décès(et sans caricaturer, toute mort est suspecte à partir du moment où elle n’a pas lieu dans un cadre hospitalier). Evidemment, on ne prévient pas la famille…

  • @ MissK : Peut-être. Ou bien peut-être avez-vous assisté à des autopsies dans un cadre autre que celui offert aux auxiliaires de justice.

    Si j’en crois cet article du Monde , l’usage consistant à autopsier toute personne décédée dans des conditions suspectes n’est pas très réglementé et, malheureusement, les familles en sont informées de manière pour le moins désagréable.

  • Moi, ça me fait peur ce genre de choses, je pense qu’il faut éviter d’y penser ou de s’en approcher. Bref, j’ai ma soeur en médecine qui m’a dit que la première fois que les étudiants voyaient ce genre de choses, certains vomissaient. C’est dire que l’homme est pas fait pour ce genre de choses…

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