Pourquoi ne pas confiner les personnes fragiles, âgées ou frappées d’une cause de comorbidité ? La question revient, avec le succès des fausses évidences et l’apprêt de la philosophie, voire de la religion. L’hypothèse est pourtant aussi inefficace qu’irrecevable.
Inefficace, car on évalue déjà les personnes fragiles à 40 % de la population, de sorte qu’en tout état de cause un tel confinement aurait un impact fort. Inefficace, car, dans leur très grande majorité, elles n’ont attendu les consignes de personne pour tirer elles-mêmes les conséquences de leur fragilité. Inefficace encore, car il y a fort à parier que les personnes non confinées, fortes de leur invulnérabilité supposée, accroîtront d’elles-mêmes, par leurs comportements, la circulation du virus, pour une durée d’autant moins définie que l’on suspecte fortement que l’immunité acquise n’a qu’un temps limité. Enfin, chacun devrait bien constater que le confinement le plus strict, le plus douloureux, imposé à des personnes âgées en Éhpad, n’a pas empêché les contaminations et les décès en nombre : comment mieux illustrer que l’étanchéité est un fantasme ?
Certains en viennent pourtant à justifier l’ostracisme des personnes âgées, voire à relativiser le risque qu’elles encourent et les quelques mois de vie qu’elles y perdraient. Comment peut-on en arriver là, jusque par la voix de chrétiens ? Le fait est que, cet été, Olivier Rey a ravivé, dans son essai l’Idolâtrie de la vie (Gallimard), une distinction classique, voire chrétienne, entre une vie organique, une « vie nue » (zoé), et une « vie qualifiée », animée au sens fort du terme (bios). De légitime qu’elle était, la distinction a fini par venir habiller de hautes considérations des visées moins glorieuses. Il se trouve d’ailleurs moins de contempteurs de la vie organique parmi ceux qui la risquent vraiment. Est-ce bien toujours leur propre vie nue que mettent dans la balance ceux qui réclament le respect de leur « vie qualifiée » ?
Nul ne peut jamais s’arroger le droit de porter, depuis sa place, un jugement sur l’opportunité des derniers mois d’un autre. Et si tout cela conduit à des renversements anecdotiques quand ils confinent au jeunisme et à l’économisme, ils deviennent bien périlleux lorsqu’ils font oublier d’être solidaires des plus fragiles, de défendre la dignité de chaque vie et de maintenir ferme le principe essentiel selon lequel toute vie vaut la peine d’être vécue.
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Je partage votre avis selon lequel le confinement des personnes fragiles est inapplicable et inefficace, mais je ne partage pas complètement le reste de votre point de vue. Je vais parler ici des personnes âgées, et pas des personnes jeunes à risques. Il y a comme un tabou à dire que la vie des personnes âgées arrive à sa fin, qu’il est naturel qu’elles meurent un jour. Chaque vie vaut la peine d’être vécue, écrivez-vous, et c’est bien vrai, mais il y a une différence entre une vie déjà vécue et une vie encore à vivre. Les mesures sanitaires prises aujourd’hui ont des conséquences dramatiques sur les enfants notamment, qui les affecteront pour toute leur vie, encore à vivre. Les personnes âgées, quand on le leur demande (on le leur demande rarement, mais plusieurs autour de moi me l’ont confirmé), sont prêtes à se sacrifier pour que leurs enfants et petits-enfants puissent vivre, et vivre bien, elles ne souhaitent pas que les jeunes se sacrifient pour sauver les quelques années qui leur restent !
Il est vrai qu’on ne peut décider à la place des autres, mais avons-nous pris le temps de rencontrer ces autres pour connaître leur désir profond ?
Quand à la vie qui est plus que la vie biologique, le Christ lui-même nous le dit quand il nous dit de ne pas craindre ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme, et de craindre plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps. (Mt10, 28). Notre vie culturelle, cultuelle, sociale et relationnelle, notre vie spirituelle ne nourrit-elle pas la vie de l’âme ?
Chère Juliette,
mon expérience de médecin va à rebours de votre texte. En Ehpad, les avis sont très partagés. Certaines personnes âgées confirment qu’il vaudrait mieux mourir que de continuer cet isolement infernal, d’autres sont très attachées à leur propre vie et souhaitent qu’elle continue aussi longtemps que possible, quant aux autres (une bonne moitié), incapables de s’exprimer car atteintes cognitivement, nous ne savons pas réellement.
Comment comprendre votre remarque sur la différence entre vie vécue et vie à vivre ? Pourrait-il y avoir derrière cette idée une pondération de valeur, ou une pensée utilitariste?
Cette maladie représente un défi très fort. Sommes-nous liés par un destin commun, ou pourrions-nous catégoriser et séparer des vies en leur préparant un avenir différencié ? et selon quels principes ?
Amitiés
Et en écho, je tombe aujourd’hui sur le N°18 de Fratelli tutti; « certaines parties de l’humanité semblent mériter d’être sacrifiées, par une sélection qui favorise une catégorie d’hommes jugés dignes de vivre sans restrictions. Au fond les personnes ne sont plus perçues comme une valeur fondamentale à respecter et à protéger, surtout lorsqu’elle sont pauvres ou avec un handicap, si elles « ne servent pas encore »- comme les enfants à naître, ou « ne servent plus » – comme les personnes âgées…
Les contraintes sanitaires imposent des restrictions à toutes les catégories de la population, par le fait même que chacun est un porteur potentiel du virus et peut contribuer à propager la mort, probablement celle des plus fragiles. Mais ces précautions, ces restrictions ne doivent pas conduire non plus à la mort, qu’elle soit physique, sociale, économique, ou spirituelle. Une fois que l’on a posé ces grands principes, la discussion est ouverte ; il n’y a pas de solution simple. N’oublier personne …. cela commence par ses proches …. et ceux desquels on se fait proche … « Et les autres », disait l’abbé Pierre.
Cher Koz,
Merci pour ce billet, qui est, comme toujours, très vivifiant.
Une de vos phrases m’interroge néanmoins : « Nul ne peut jamais s’arroger le droit de porter, depuis sa place, un jugement sur l’opportunité des derniers mois d’un autre. »
Je n’ai pu m’empêcher de penser, en lisant ce passage, aux arguments traditionnellements opposés par les partisans de l’euthanasie à ceux qui, comme moi, croient que celle-ci serait un redoutable pas en avant vers une déconnexion toujours plus prononcée de l’homme et de ce qui fait sa nature.
Pour vous lire depuis maintenant quelques temps, je ne peux croire que vous soyez partisans de l’euthanasie (bien que cette question complexe ne permette pas de réponse tranchée).
Ainsi donc, cette phrase sous votre plume m’a interpellé.
Pourriez-vous préciser le sens de votre pensée dans ce passage spécifique ?
En vous remerciant
On ne peut pas tout dire, dans une chronique, pour des raisons de place. Et l’on ne peut pas tout aborder, au risque de perdre l’idée centrale. Mais si l’on ne peut s’arroger le droit d’avoir un jugement sur l’opportunité des derniers mois d’un autre, c’est évidemment pour la dénier – ce que le contexte de cette phrase suffit normalement à éclairer.