La liberté chrétienne, méconnue et trahie, mais fondamentale 🔖

Je remercie l’été, propice à la méditation. Après le livre de Philippe Mac Leod, L’Évangile de la rencontre, j’ai relu celui d’Adrien Candiard, libre de porter le regard au loin entre les pages et de laisser résonner le message.

Adrien Candiard poursuit son œuvre de libération, particulièrement bienvenue cette année, alors que l’on a davantage entendu parler de l’Église pour des faits d’emprise, d’abus et d’agression. Et c’est peut-être bien parce qu’il est sorti au milieu de cette tourmente que ma première lecture a eu du mal à se frayer son chemin dans mon esprit préoccupé.

Sans aller jusqu’à ces manifestations paroxysmiques, il faut reconnaître que nos sociétés occidentales n’associent probablement plus le christianisme, et spécialement le catholicisme, à la liberté. On peut la comprendre, tant on y rencontre de discours et d’attitudes qui la contredisent implicitement voire explicitement. Combien recherchent encore dans la religion chrétienne l’indication de ce qui leur est permis et de ce qui leur est défendu ? Combien jugent l’autre à son respect de quelque règle ou formalisme ? Peut-être est-ce inévitable, tant notre conversion intérieure au christianisme ne sera jamais achevée mais, à ce stade, c’en est est une triste trahison.

Je ne vais pas livrer ici à une recension de ce livre. Vous trouverez en ligne votre bonheur, et même des conférences, pour ceux qui préfèrent la vidéo. Ces quelques lignes ne sont que les notes et extraits que je voulais prendre pour moi-même et que j’aime autant partager.

Les titres sont les miens (ils correspondent aux chapitres), les fautes aussi, ainsi que les âneries.


L’argument du livre s’appuie sur la lettre de saint Paul à Philémon, très court texte dans lequel Paul renvoie à Philémon son esclave Onésime en fuite. Texte paradoxal puisqu’elle a trait à une pratique inacceptable pour un chrétien – l’esclavage, privation de liberté par excellence – et que Paul semble pourtant étonnamment mesuré dans son adresse à Philémon.

C’est, précisément, que pour le gagner vraiment, Paul préfère en appeler à sa conscience et sa liberté intérieure qu’à une obéissance soumise.

1. Paul s’est découvert aimé sans conditions.

Paul, jeune pharisien épris de la Loi, veut s’élever jusqu’à Dieu par la force de la volonté et le respect de tous ses commandements. Il cherche une perfection, qu’il n’atteindra jamais, et le laisse amer devant son propre échec, et pressé de pointer celui des autres. La conscience de son indignité lui interdit de s’aimer, et les autres avec lui.

Lors de sa conversion, il découvre un Dieu qui sacrifie son fils pour tous, les justes comme les pécheurs. Il découvre qu’il est aimé pleinement, infiniment, pour lui-même et qu’il est aimé d’un amour sans conditions. Désormais, il fera le Bien ni par crainte ni pour gagner son paradis, mais par amour.

2. Si l’on fait la volonté de Dieu, c’est par amour, non par soumission.

Dans le chapitre 3 du livre de la Genèse, Dieu ne dit pas à Adam et Eve qu’il leur est interdit de manger du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin (comme l’affirme le serpent, et comme nous le retenons souvent) mais que s’ils en mangent, ils mourront. « Nous voulons la même chose : le bien, mon bien. Dieu ne m’interdit rien, mais il m’avertit que les moyens que je veux employer, parfois, sont très mal choisis. L’erreur d’Adam et Eve, pour le dire autrement, c’est de confondre l’interdit et l’impossible. »

La liberté chrétienne, ce n’est pas de pouvoir faire n’importe quoi, c’est de faire ce que nous voulons. Et, si nous sommes chrétiens, il s’agit de découvrir le Bien, ce que Dieu veut, et de le vouloir.

Pour le découvrir ou aider l’autre à le découvrir (comme Paul avec Philémon), il faut entrer en amitié avec l’autre et avec Dieu, pas en direction ou en soumission. « C’est l’amitié avec le Christ, c’est la présence de Dieu en nous – que nous appelons l’Esprit sain – qui peut à la fois nous éclairer sur ce qui est bon, nous donner envie de l’accomplir et nous libérer patiemment de tout ce qui nous en retient.« 

Et pourtant cette amitié nous effraie, par le don de notre être qu’elle suppose. Aussi sommes-nous tentés de préférer l’obéissance aux commandements.

Le chapitre se termine par cette plainte de Dieu : « Ils me présentent leur dos, quand je voudrais voir leur face. » « Ils préfèrent être des esclaves à qui on ordonne et qu’on châtie, plutôt que des amis que l’on regarde dans les yeux. Nous croyons chercher la face de Dieu, mais c’est lui qui recherche la nôtre, inlassablement, parce qu’il sait que ce face-à-face pour lequel il nous a créés, c’est le seul horizon qui soit à la mesure de notre cœur en quête d’infini.« 

3. La chasteté, une liberté

Comment évangéliser sinon par l’amitié ? « Comme si nous n’avions d’autre moyen, pour annoncer à quelqu’un l’amour de Dieu, que de l’aimer à notre tour. »

Pourtant, si l’on en vient à l’affection (ou l’affectivité), elle n’est pas toujours libératrice. Il est des affections étouffantes. La chasteté est une libération. Elle « n’est pas l’absence de relations sexuelles : selon sa définition la plus classique, elle consiste à n’aimer dans l’autre, rien d’autre que lui-même. C’est l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce qu’il m’apporte. »

En matière de sexualité, poser un interdit et faire ressentir honte et culpabilité devant certains actes est vraisemblablement efficace. Mais cette façon d’agir provoque une relation ambigüe au péché : « si le péché, c’est un bien désirable mais interdit, alors j’aurai beau me soumettre à la loi divine, une partie de moi continuera à chercher la première occasion de le saisir; occasion dont j’aurai ensuite honte, qui me fera perdre confiance en moi-même et risque de m’enfermer dans une nasse de culpabilité morbide, où la sexualité n’est qu’une activité honteuse et glauque à laquelle je me livre malgré moi (…) Il est bien plus efficace, évidemment, d’apprendre à reconnaître et à aimer le bien véritable. Le bien est-il si peu attirant qu’il nous faille jouer sur la peur du mal ?« 

4. L’amour de Dieu ne relève pas de la justice, mais du don

Il est des pages d’Evangile difficiles à accepter. Ainsi de l’ouvrier de la onzième heure, ou de Marthe et Marie – Marie qui reste à ne rien faire aux pieds de Jésus et Marthe qui s’active.

Mais « la logique de l’Evangile, c’est celle du cadeau, et le cadeau n’est pas une affaire de justice. » Il nous faut cesser d’entrer dans une logique comptable avec Dieu : rien ne nous conduit à mériter son amour, ou notre salut. Nous n’entrons pas en négociation avec lui, et nous ne serons jamais créanciers de rien. Nous ne mettons pas la main sur Dieu.

« L’amour gratuit de Dieu nous déstabilise, et nous préférerions avoir avec lui quelque chose de plus sûr : je paie, il livre. » On essaie de l’acheter par des efforts (qu’on appelle souvent des « sacrifices », comme par hasard » mais Dieu n’est pas là pour compenser des efforts. « Ce que tu fais, et tes efforts, et ton dévouement, ne t’enlèvent rien : au contraire, c’est toi qu’ils enrichissent, parce qu’ils t’apprennent à aimer davantage. »

5. L’autre est mon frère

Si Paul veut gagner la décision de Philémon dans le respect de sa liberté intérieure, la situation d’Onésime se caractérise bien par son absence de liberté formelle. Il est bel et bien esclave. Que propose Paul pour le monde ?

« Onésime t’est rendu non plus comme esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère bien aimé » écrit Paul.

« En choisissant d’entrer dans l’amitié du Christ, amitié qu’il ne peut vivre qu’en l’offrant à son tour à tous, Philémon a perdu du même coup jusqu’à la possibilité d’avoir des esclaves : il n’y a plus sur terre personne dont il puisse se servir, qui se réduise à son utilité. »

Mais être frères n’est pas toujours facile, ce n’est pas toujours s’aimer. « Je suis le frère de quelqu’un parce que nous ne pouvons pas faire comme si nous n’existions pas l’un pour l’autre » et « de cette fraternité, nous ne sommes jamais quittes, parce que ce n’est pas une dette, mais un fait. Un fait qu’on ne peut simplement plus oublier une fois qu’on l’a compris. Un fait subversif, sans doute, qui tranche avec notre société de contrats et de relations commerciales, où il ne s’agit au final que de devoir. »

« Pardonne-nous nos offenses comme… » ou « remets-nous nos dettes comme…« , dans le texte original, c’est aussi l’imploration de sortir « de cette épuisante logique des dettes et des « devoirs », de ce monde impitoyable où sans cesse tour à tour créanciers ou débiteurs, sans cesse occupés à réclamer notre dû ou à négocier des délais, nous n’avons plus le temps d’être des frères. »

Dans la parabole du débiteur impitoyable (v 21 et suivants), Jésus nous montre que Dieu ne nous a pas créés pour être « d’éternels débiteurs, toujours en dette, toujours soumis, travaillant comme des esclaves pour tenter de rembourser l’irremboursable, de compenser le don de l’existence. Alors, cette dette écrasante, il l’annule. Nous ne lui devons plus rien, décide-t-il. Peut-être alors pourrons-nous commencer à l’aimer (…) En acceptant le don de Dieu, nous ne nous engageons à rien d’autre qu’à nous en réjouir (…) à laisser notre vie devenir un joyeux, un tonitruant « merci » »[1].

Conclusion

Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski met en scène une rencontre du Grand Inquisiteur avec Jésus, revenu dans le monde et de nouveau emprisonné. Le Grand Inquisiteur le condamnera au bûcher, lui reprochant de n’avoir pas forcé les hommes à le reconnaître et à l’aimer, alors qu’il le pouvait, et d’avoir démultiplié la liberté humaine. Il fait le pari qu’une fois encore, les hommes se rendront docilement assister au bûcher, tant ils préfèrent qu’on leur dise quoi faire plutôt que les laisser libres.

Ainsi, une fois encore, serait-il bien plus efficace de diriger les hommes, de leur mettre la main dessus, tant respecter leur liberté est prendre le risque qu’ils en fassent mauvais usage. « L’Eglise n’est pourtant elle-même que lorsqu’elle se met au service de ce pari. » Et Adrien Candiard mentionne tous ces cas d’atteintes sexuelles, qui commencent toujours par un abus de pouvoir, un abus spirituel, « c’est-à-dire d’une correction du pari fou que Dieu veut faire sur notre liberté. » Pourtant, lui qui conclue ces lignes le jour de la béatification de Pierre Claverie et de ses compagnons martyrs, ne peut pas oublier qu’à côté de ceux qui trahissent la liberté offerte par Dieu. « Six femmes et treize hommes (…) se sont montrés libres même face à la mort, qui ne les a pas détournés de leur chemin. Saisis par le Christ, ils ont répondu à cet amour non par le sacrifice ou la soumission, mais par un amour libre, total. »


« A Philémon » est écrit dans un style limpide et accessible, qui n’attend que notre disponibilité d’esprit pour se frayer un chemin. J’ai fait l’économie ici des réflexions personnelles denses et heureuses qu’il a suscitées chez moi, afin de ne pas risquer d’entraver sa réception chez d’autres.

Ce serait un comble de ne pas respecter maintenant la liberté de mes frères lecteurs.

  1. et « merci », c’est le sens du mot eucharistie, le nom savant de la messe []

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