La polémique autour de l’usage de la chloroquine et de la personnalité du Professeur Raoult est une question sanitaire, mais elle révèle au moins autant une question politique voire, plus indirectement, spirituelle.
J’ai voulu m’en tenir à l’écart quelque temps mais, précisément, ce que cela soulève en termes de division du pays et d’appel aux peurs ancestrales me semble devoir être relevé.
De façon préliminaire, que je reprendrai en conclusion pour que cela soit bien clair pour tous, la question n’est pas de dire que la chloroquine ne fonctionne pas, elle est de dire qu’il ne faut pas s’emballer et prendre d’autres risques, tant que son effet n’est pas prouvé – ce qui peut se faire, et est en train de se faire, selon des procédures accélérées.
Sur les réserves suscitées par les annonces du Pr Raoult.
- « Pour le moment, il n’y a aucune preuve de l’efficacité de cette molécule sur la maladie, ni en prévention, ni comme traitement », rappelle le Dr Thierry Vial, responsable du centre de pharmacovigilance de Lyon. (source : Coronavirus: la chloroquine, de l’espoir et des doutes, Le Figaro, 22 mars 2020) ;
- « Face à l’urgence, il y a toujours l’envie de sauter des étapes. Mais on ne peut pas donner un traitement sans aucune base solide, surtout la chloroquine, qui n’est pas un médicament anodin », confirme le Pr Bernard Bégaud, pharmacologue à l’université de Bordeaux (source : Coronavirus: la chloroquine, de l’espoir et des doutes, Le Figaro, 22 mars 2020);
- « Ce n’est pas le tout de montrer que ce médicament fait diminuer la charge virale: il faut aussi que cela ait un impact sur l’état du patient. Est-ce que le fait d’avoir moins de virus dans le nez bloque l’évolution de la maladie ?», s’interroge le Pr Mathieu Molimard, chef du service de pharmacologie de Bordeaux (source : Coronavirus: la chloroquine, de l’espoir et des doutes, Le Figaro, 22 mars 2020) ;
- « Alors que faut-il penser de cet essai, si imparfait, qui a fait couler autant d’encre ? Vincent Dubée, infectiologue au service des maladies infectieuses du CHU d’Angers, estime qu’il ne faut pas se méprendre : cette étude n’est pas un essai clinique à proprement parler mais une étude à objectif virologique. Le but était de tester la diminution de la charge virale dans les sécrétions nasales après traitement à l’hydroxychloroquine. Mais qui dit absence de charge virale dans les sécrétions nasales à l’issue de l’étude – c’est ce qui a été testé – ne dit pas guérison de la maladie. Le virus peut rester présent dans les poumons. Par ailleurs, certains malades sortent cliniquement en bonne santé, alors que leur test PCR montre encore une présence virale dans les prélèvements rhinopharyngés.» (source : Chloroquine : le protocole Raoult, France Inter, 24 mars 2020 – qui souligne l’ensemble des doutes soulevés par le protocole utilisé) ;
- Accessoirement, « Les médecins chinois ont utilisé cette molécule, en l’associant à d’autres médicaments. Mais aucun traitement n’a été significativement efficace : on s’est aperçu que ces associations de médicaments étaient efficaces sur certains patients, mais ne l’étaient pas sur d’autres. Aujourd’hui, nous avons près de 15.000 morts sur la planète, et je ne pense pas que les médecins italiens ou chinois soient suffisamment stupides pour avoir laissé de côté une molécule miraculeuse qui aurait pu soigner ces personnes.» (source : Dr Philippe Klein, médecin français basé à Wuhan, « Les médecins italiens, chinois ne sont pas assez stupides pour avoir laissé de côté une molécule miraculeuse », France Inter, 24 mars 2020) .
Il y a bien d’autres publications qui soulignent les mêmes limites et biais des méthodes utilisées par le Pr Raoult. Mais cette dernière intervention soulève une question logique : si cette molécule, simple d’utilisation, pas chère, est miraculeuse, qu’est-ce qui pousse des personnes si différentes des médecins chinois, italiens, français, à préférer laisser mourir leurs patients plutôt que de se résoudre à l’employer ? Faut-il donc qu’ils soient – tous et partout, et quels que soient les régimes politiques concernés et leurs intérêts stratégiques nationaux – stupides, incompétents ou véreux ? Quelle est la probabilité que cela arrive, et qu’un homme seul ait raison contre #LeResteDuMonde ?
On oppose plusieurs raisons :
- Le parisianisme : les gens de Paris refusent d’écouter le Professeur de Marseille. Mais ça ne fonctionne pas avec les spécialistes cités plus haut, et qui viennent de Bordeaux, Angers ou Lyon (sans que cela soit exhaustif). Cela ne vaut pas non plus pour les Chinois, les Italiens, ou la FDA américaine;
- Le conflit d’intérêt des laboratoires pharmaceutiques : je ne fais évidemment pas de crédit particulier aux laboratoires, qui ont suffisamment démontré à diverses occasions que l’intérêt financier pouvait prendre le pas sur la santé publique. Mais j’observe que loin d’attendre d’y être forcée, dès la semaine dernière, Sanofi s’est déclarée prête à offrir des millions de dose de Plaquenil, permettant de traiter 300.000 malades (source : « Covid-19 : Sanofi offre 300 000 traitements de chloroquine suite à l’essai « prometteur » de Marseille« , Le Quotidien du Médecin, 18 mars 2020). Faisant une petite recherche pour les besoins de ce texte, je note qu’en fait de faire obstacle à l’usage de la chloroquine, tous les labos font des dons de millions de doses (source : « Covid-19 : Sanofi, Novartis, Bayer… Les dons de chloroquine se multiplient« , Industriepharma.fr, 23 mars 2020) et que le laboratoire Mylan augmente sa production, anticipant une forte demande (source : « Covid-19 : Mylan augmente sa production de chloroquine« , Industriepharma.fr, 23 mars 2020). Les labos ne font donc aucunement obstacle ni aux tests ni à l’utilisation future de cette molécule, au contraire;
- Le bon sens du peuple face aux élites. Il est difficile de répondre à cet argument ce n’est en relevant (i) que les élites meurent aussi et n’ont pas moins envie que le peuple de mourir moins, (ii) que le Professeur Raoult fait partie desdites élites, qu’il est membre du conseil scientifique mis en place par le gouvernement, auquel il a en revanche cessé de participer, et qu’il n’est en rien brimé par les autorités (« On comprend la nécessité d’agir en urgence, et à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. En science, cela signifie obtenir des fonds, accélérer les procédures, et publier vite. Tout cela a été offert à Didier Raoult: son institut est richement doté de financements publics, il a été en un temps record autorisé à mener son essai, ses travaux ont été publiés quatre jours après la fin du suivi des patients » source : « La recherche ne se fait pas devant les micros des médias !« , Le Figaro, 23 mars 2020), (ii) que certaines choses sont l’apanage d’une élite, telle la recherche médicale, (iii) que l’opinion des gens n’a aucune importance : on ne mettra pas au vote l’efficacité de la chloroquine.
Alors, vous pourriez être tentés de me dire que tout ceci est un non-sujet. Que c’est un raout inutile. Après tout, la question va vite être purgée par le seul effet du temps. Et personne ne dit que la piste de la chloroquine ne doit pas être explorée, que les essais doivent être abandonnés, qu’ils ne doivent pas être accélérés, et qu’il est certain que la chloroquine n’a pas d’avenir (si tel était le cas, les laboratoires pharmaceutiques s’abstiendraient d’accroître leur production).
Bref, il n’est pas impossible du tout que la chloroquine fasse partie dans un avenir relativement proche de l’arsenal des traitements qui seront utilisés, mais dans un cadre précisément défini, après avoir établi son efficacité, ses contre-indications et les possibilités de l’utiliser en combinaison d’autres traitements sans mettre la vie des patients en danger.
Ajoutons toutefois qu’il n’est pas le seul à conduire aujourd’hui des recherches en France, sur la chloroquine ou sur des molécules différentes, parfois tout aussi prometteuses. Il est en revanche le seul à préférer les déclarations fracassantes à la discrétion que privilégient les autres, discrétion pourtant de bon aloi dans un sujet si éminemment sensible.
Mais c’est en réalité un sujet tout à fait politique, qui mérite l’attention.
La chloroquine, une affaire politique
Le fait est, déjà, que des personnalités politiques d’opposition se sont vite saisies du sujet et l’on ne peut malheureusement que deviner qu’il s’agissait aussi pour elles d’avoir quelque chose à dire, une posture à adopter, dans une période de crise qui les laisse au bord de la route, non décisionnaires.
C’est surtout un sujet politique au sens plein de ce terme : on voit bien quelles sont les oppositions à l’œuvre, comment se scindent les positions, au-delà même de l’opposition politique partisane.
Or le schéma est assez limpide, et manifestement populiste. On joue des oppositions entre le peuple et les élites, entre Paris et les régions, entre les intérêts financiers et ceux du peuple. On veut croire que certains, à défaut de disposer d’un traitement qu’ils se réserveraient rien que pour eux, préfèrent laisser mourir leurs concitoyens plutôt que de leur apporter un traitement miraculeux, puisqu’efficace et bon marché.
On aimerait que certains se lassent de toujours tirer les mêmes grosses ficelles, mais il faut croire que c’est un invariant national.
Pour faire bonne mesure, la formulation employée par une amie a attiré mon attention sur un autre sujet. Je fais grâce à cette amie de ne pas l’avoir fait volontairement et, dépourvue de ce type de préjugés, de ne pas avoir perçu l’association. Mais, et ce n’est pas pour rien dans ma décision d’écrire ce texte, on trouvait dans sa réaction et à trois mots d’écart la mention de l' »Inserm et Lévy » et du fait que le Pr Raoult aurait « dénoncé un conflit d’intérêt juteux« . J’ai dit plus haut ce que je pense du prétendu conflit d’intérêt. Mais l’association d’un nom à consonance juive évidente et de l’existence d’un conflit d’intérêt « juteux » est loin d’être neutre.
Ne l’ayant vu surgir nulle part jusque-là dans ce débat que je suis depuis plus d’une semaine (de confinement), j’ai entré « Lévy » et « chloroquine » dans Google. Autour de quelques articles de presse, les premiers résultats ne laissent guère de doutes sur les milieux qui se prêtent à cette association. Le premier résultat de la toute première page est un article du Rassemblement National, puis on y trouve une vidéo de Gilbert Collard et enfin un article d’Egalité et Réconciliation évoquant ce fameux « conflit d’intérêt » (ne m’en veuillez pas de ne pas contribuer à la diffusion de leur production : vous pourrez vous reporter à la copie d’écran).
Bien évidemment, je ne prétends pas que tous les partisans du Pr Raoult empruntent à toutes ces oppositions et, en particulier, la dernière. Mais le schéma est commun, un schéma de division, d’opposition des uns face aux autres dans une période qui nécessiterait pourtant de la retenue, du sang-froid et une certaine unité nationale face à une menace commune. En fin de compte, on constate comme certains, qui se proclament à grands cris patriotes et nationaux fonctionneront en réalité toujours sur la division du corps national.
Il ne faut pas non plus se leurrer sur le fait que cet épisode, effrayant, met en œuvre des réactions ataviques, ancestrales, dont les historiens, notamment médiévistes, auraient certainement beaucoup d’exemples à donner.
Elles sont pourtant délétères, qu’il s’agisse de la panique et de la peur, de la précipitation sur les premières lueurs de traitement ou encore de la recherche de boucs-émissaire, parmi lesquels « le Juif » a toujours figuré en bonne place. Si possible, apprenons de l’Histoire.
C’est bien pour cela que nous devons impérativement refuser de donner prise à cette rhétorique, refuser de fracturer le pays, de perdre notre énergie dans des débats parasites, d’instiller le poison du soupçon et de la défiance dans une période qui nécessite une action coordonnée. Bref, c’est bien pour cela que nous devons garder notre sang-froid.
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Et je ferme les commentaires. Parce que cette affaire en a déjà suscité beaucoup. Parce que j’ai pris suffisamment de temps à écrire ce qui précède. Parce qu’on fait rarement pièce au complotisme. Et pour des raisons impératives de santé publique, et mentale.