Pendant quarante ans, un homme a pu revendiquer des actes pédocriminels sans que quiconque réagisse véritablement et, plus encore, avec le soutien constant des puissants, prompts à exonérer de l’abjection celui qui ferait preuve d’un génie littéraire et les honorerait de son amitié. On finirait par croire, à les lire aujourd’hui encore, que le vrai tort de Bernard Preynat serait de n’avoir pas su raconter. A côté de ces coteries poisseuses ont percé quelques consciences, dont celle de Denise Bombardier, et ses mots justes tournent désormais sur Internet, quand ils lui avaient alors valu l’ostracisme. Car oui, cela fait plus de quarante ans que Gabriel Matzneff aurait dû s’asseoir devant un juge.
L’actualité a mis en lumière le surgissement d’une autre conscience, celle du Bienheureux Franz Jägerstätter, grâce au film si fort de Terence Malick, Une vie cachée. Sa conscience s’est elle aussi éveillée, incrédule, au cœur de la déroute morale de tous et, cette fois encore, des puissants. Comme d’autres, telle Etty Hillesum, il a agi au nom d’un impératif personnel, sans connaître ni imaginer le verdict de l’Histoire. Mais aujourd’hui et pour toujours sa vie brille comme le rare témoignage d’une conscience libre et juste au milieu des ténèbres.
Et la conscience frappe opiniâtrement à nos portes, comme un signe des temps, à travers d’autres témoignages actuels. Ainsi ce 24 décembre, sur le plateau de 28 Minutes sur Arte, celui de Marthe Hoffnung Cohn, espionne juive dans l’Allemagne nazie qui n’avait qu’un conseil à donner aux jeunes : « n’accepter jamais un ordre qui ne convient pas à leur conscience ».
Elle frappe d’autant plus fort que 2019 fut aussi une année passée à découvrir au contraire au sein de l’Eglise catholique le piétinement des consciences des victimes et l’assoupissement de celles des autres, dans l’aveuglement, le déni. Et pourtant, au nom de la conscience, elle sait canoniser Thomas More, John Henry Newman, béatifier Jägerstätter, l’Eglise ! Alors, continuons à lire, écouter, discerner, à nous former, même lorsque cela paraîtrait vain, pour l’éclairer, cette conscience. Armons-nous. Pour que le jour où le dilemme viendra nous trouver, dans nos vies, nos rues, nos urnes ou sur un plateau, quitte à rester bien seuls au milieu de puissants unanimes et même parmi les nôtres, nous ayons une chance d’offrir le témoignage des consciences paisibles et résolues. Que cette année 2020 soit donc l’année de la liberté, liberté intérieure, liberté de conscience !
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Et sans cesse sur le métier, il faut remettre son ouvrage…
J’ai lu le livre de V. Un passage m’a beaucoup troublé, page 129 :
« La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombé follement amoureuse d’un homme de cinquante ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse, après avoir eu des relations avec nombre de femmes de son âge auparavant, et qui, sous l’effet d’un coup de foudre irrésistible, aurait cédé, une fois, mais la seule, à cette amour pour une adolescente. Oui alors là, d’accord, notre passion extraordinaire aurait été sublime, c’est vrai, si j’avais été celle qui l’avait poussé à enfreindre la loi par amour, si au lieu de cela G. n’avait pas rejoué cette histoire cent fois tout au long de sa vie ; peut-être aurait-elle été unique et infiniment romanesque, si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimentale une exception. Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgression ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question. »
V. écrit ces lignes au moment où elle narre sa découverte des moeurs réels de G. Une lecture charitable y verrait la réaction de l’adolescente de 14 ans qu’elle était à l’époque, mais il faut forcer le sens de ce qui semble bien être la position de V. aujourd’hui.
Il faut que la prégnance de l’ethos permissif du milieu où a été élevée V. (je n’ose plus écrire « mai 68 » sur une page de Koz 🙂 ) soit toujours aussi forte pour que V., après ce qu’elle a subi, puisse encore imaginer un scénario où la séduction d’une adolescente de 14 ans par un homme de 50 ans puisse être « sublime ».
V. est victime, je ne la critique pas. Mais il ne faut pas se leurrer sur la réalité du changement de perspective sur les comportements à la G., quand la victime elle-même se sent obligée de donner des gages à la « transgression ».
J’ai vu passer cet extrait, sans le percevoir de la même manière. Elle explique que, pour la jeune fille qu’elle était, elle est passée de « l’élue » qu’elle croyait être à l’objet d’une perversion ordinaire. Il y en a d’autres, dans des milieux peu permissifs – et je pense singulièrement au cas d’un prêtre ayant entretenu plusieurs liaisons simultanées, et débarqué récemment – qui ont cru pouvoir excuser la faiblesse passagère d’un homme avant de découvrir que c’était une tendance structurelle chez lui.
Et je dois avouer qu’à tout prendre, je ne sais pas s’il faut davantage se gausser d’un milieu qui s’éveille soudain sur ces sujets, ou s’inquiéter du fait que tout un milieu ordinairement pourfendeur de mai 68, des dérives libertaires, de la transgression, ait été le plus grand soutien de Matzneff malgré ses moeurs connues et soient aujourd’hui incapables d’assumer son erreur. Je ne l’aurais pas soupçonné et je serais ravi en revanche qu’il y ait un vrai changement de perspective de leur côté.
Les deux sont vrais.