Hélié ! Hélie !

“Eli, Eli, lama sabactani ?“

“Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?”. Ce cri, comme il a dû résonner dans le coeur, dans les tripes d’Hélie Denoix de Saint-Marc. A Buchenwald en 43, Langenstein en 44, à Talung en 50 auprès des montagnards Tho, en Algérie, aussi, à la prison de Tulle… Et s’il ne l’a fait, comme il aurait pu le faire.

Raconter Hélie Denoix de Saint-Marc ici n’est pas possible|1|, résumer ses ouvrages|2| ne l’est pas davantage. Tout juste puis-je vous inviter, vous, qui seul voyez le Putsch d’Alger, à entendre la complexité d’un homme.

“Par cette effroyable paradoxe qui fait l’intensité de la condition humaine, la déportation m’a beaucoup apporté. Je n’aurais pas été le même homme sans Buchenwald et Langenstein. Je l’ai dit, la déportation m’a décapé de mes préjugés. J’ai appris à douter. J’ai découvert l’infini des hommes, sans distinction de race ou de culture. Cette expérience-là m’a beaucoup servi dans ma vie de soldat.

Cette boussole-là me sert aujourd’hui encore. Je ne suis pas rassasié des autres, de l’amitié, du savoir, de la dignité et de l’indignité des hommes. J’ai gardé une soif inextinguible de compréhension. A quatre-vingts ans, je fais encore des rencontres aussi intenses qu’en rentrant de Buchenwald.|3|”

Lire ses lignes, toutes ses lignes, c’est aux tripes que ça me prend, c’est aux larmes que ça me touche. Hélie Denoix de Saint-Marc, c’est un monument, une vie monumentale, une stèle à Notre histoire.

Pourquoi en parler aujourd’hui ? Hier, passait un portrait de Jean Rochefort. Il évoque un souvenir de l’Epuration et, avec la même honnêteté, la même humilité, la même souffrance intérieure, le souvenir d’une “lâcheté“, la “honte” d’être vivant… avant d’aller rencontrer, nous dit-on, un autre homme qui a beaucoup souffert. Hélie de Saint-Marc. Je ne l’ai jamais vu, jamais entendu. Il apparaît là, à l’écran, à l’improviste. Discret et humble homme de 83 ans.

J’aimerais lui dire qu’il est dans ma mémoire, de mes grand-pères spirituels, de ceux qui me font lever les yeux de la banalité, de la médiocrité, de ma médiocrité quotidiennes, aller de l’avant. Parfois, rarement, aller au-delà.

August Von Kageneck est décédé l’an dernier. Hélie Denoix de Saint-Marc a 83 ans. Je n’aurais certainement jamais l’opportunité de le rencontrer, ne serait-ce, aussi stupide soit-il que pour l’avoir “approché“. Je serais probablement incapable alors de lui dire ce que j’ai au cœur. Il était urgent de l’écrire. Vous, qui me lisez, et qui peut-être le connaissez, dîtes-lui qu’un jeune français aussi anonyme que lui est humble portera sa mémoire.

“Mon retour dans le tunnel de Langenstein reste l’un des moments les plus forts de mon existence. Je ne m’attendais pas à recevoir un choc de cette violence. J’ai tout retrouvé, intact. La pierre avait gardé la mémoire de notre calvaire, dans un silence de catacombes. Dans ces instants-là, le temps n’est rien. Dix ans se contractaient en une seconde. Pour revenir quarante ans en arrière, il m’a suffi de fermer les paupières. Je marchais avec ma femme, qui a tant compté pour mon équilibre pa sa gaieté, son allant et sa beauté. Je voyais, dans un grand désordre, sa silhouette dans le soleil blanc d’Alger et, en contrebas du tunnel, les corvées de cadavres : les images de mes filles nouveau-nées et celles des fantômes du Revier se superposaient. J’ai senti de nouveau les parfums des glaïeuls du Petit Lac, à Hanoi; j’ai revu le visage de mon ami déchiqueté par une mine dans le delta; j’ai tendu la main à ce mineur letton dont je n’ai jamais connu le nom mais qui m’a sauvé la vie; j’ai vu le jeune garçon que j’étais, sur sa bicyclette aux pneus pleins, à l’instant où il franchissait la ligne de démarcation; j’ai appelé les légionnaires que j’ai perdus au combat… Comme un accidenté de la route qui voit son existence défiler de tonneau en tonneau, j’ai rassemblé les éléments épars de ma vie. Je les ai déposés à l’entrée du tunnel de Langenstein, comme ces offrandes de fruits et de fleurs que les Vietnamiens déposent sur l’autel des ancêtres. Tant de mes camarades, au nom imprononçable, reposaient dans la fosse commune. J’étais l’enfant de ces morts-là…”|4|

* * * * *

La suite, après lecture et, surtout, écoute : H. de Saint-Marc. Ses choix. Les nôtres

1. Je vous conseille toutefois le site qui lui est consacré et, en particulier, cette page, sur Talung, puis “la rébellion“. Et je vous citerais Françoise Giroud, “Un personnage lourd d’histoire. En l’écoutant, on ne peut s’empêcher de penser que l’époque a été dure, oui dure aux hommes d’honneur“, et Pierre Assouline, “Son parcours est irréprochable, car il a toujours mis ses actes en accord avec ses idées. Nul n’a besoin d’avoir l’âme militaire pour méditer une si belle leçon de dignité“.
2. Les champs de braise; Les sentinelles du soir; sa biographie, par Laurent Beccaria
3. August Von Kageneck, Hélie Denoix de Saint Marc, Notre Histoire, page 171, paru, comme d’autres aux éditions Les Arènes
4. Notre Histoire, page 172

[retrouvé depuis webarchive.org, d’où la forme]

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