Et l’on perçoit son murmure, tout proche : le patron du Medef recommande de travailler plus, quand certains espèrent pouvoir simplement travailler ; Eric Woerth rejoue la carte de la crise de 2008, celle de l’ouverture dominicale des commerces, quand les Français auront assez des autres jours pour dépenser ce que la crise leur laissera.
Plus radical, presque caricatural : en Inde, le gouvernement de l’Uttar Pradesh entend tout bonnement suspendre pour trois ans trente-cinq des trente-huit lois qui composent son droit du travail, dans l’idée de sauver ses entreprises et d’attirer les investisseurs.
Oh, personne n’avait imaginé vraiment que le coronavirus serait le chemin de Damas des décideurs économiques et que cette parenthèse confinée éblouirait le monde d’une clarté soudaine. Et pourtant, l’appel des oiseaux, l’égale limpidité du ciel et la pureté de la lagune vénitienne ont été, pour ceux qui voulaient bien les voir, des signes clairs de la vanité de notre course permanente.
Et il faudrait aujourd’hui courir plus vite pour rattraper le retard ? Bien sûr, il s’agira de lutter contre les effets de la récession – des effets bien concrets sur la vie des personnes, leurs espoirs, leur santé. Mais reprendrons-nous notre obsession de « renouer avec la croissance » ? Persisterons-nous à faire de cette croissance l’étalon ultime de nos décisions et la mesure d’un quinquennat ? Car le risque est bien réel que cette quête soit chimérique. Les Prix Nobel d’Economie Esther Duflo et Abhijit Barnejee soulignent dans Economie utile pour des temps difficiles que, si nous retrouvions un taux de croissance de 0,8% (unanimement jugé trop faible aujourd’hui), nous ne ferions que revenir au taux moyen sur le long-terme, 1700-2012, soit « simplement la normalité ». Plus loin, ils démontrent que, s’il existe des erreurs évidentes à ne pas commettre, « la croissance, en un mot, échappe à notre contrôle ». Ne soumettons donc pas toute notre vie publique à la perspective d’un retour fantasmé de la croissance. Jugeons-la enfin à l’aune d’autres critères et valeurs, dont l’urgence est encore exacerbée par la crise : la sécurité, y compris sanitaire, la pérennité de notre modèle, l’attention aux solidarités et à l’économie locales, la mobilité sociale, pour elle-même et pour l’espoir qu’elle entretient, la reconnaissance de la fragilité et de ceux qui la servent – au nom de la liberté, de la fraternité et de la dignité.
Photo by Fabio Neo Amato on Unsplash
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« Voilà les hommes qui sollicitent nos suffrages et, de guerre lasse, les obtiennent. Ils nous représentent. Vous voyez maintenant qu’ils nous représentent mal, et même qu’ils ne nous représentent pas du tout. Quand on les voit s’effondrer en pantalonnades ou se gonfler en plastronnades, il faut bien se dire que, pendant ce temps, nous faisons tout autre chose ; nous construisons des usines, nous inventons des vaccins, nous écrivons des livres, labourons les champs, ou nous nous promenons main dans la main, sur les collines de thym et d’asphodèles. C’est à peine, si, en lisant le journal du soir, nous disons : « Qu’est-ce qu’ils ont encore fait, ces imbéciles ? » Jusqu’au jour, évidemment, où nous en aurons assez. Mais ce sera pour changer un cheval borgne contre un aveugle. »
« Les trois arbres de Palzem », Jean Giono.
Les notions emploi travail vont se modifier jusqu’à quel point? L’intelligence artificielle et l’informatique vont-elles transformer notre monde comme l’ont fait l’invention de l’imprimerie et de la machine à vapeur?
Merci à vous Koz, encore une fois pour vos remarques souvent justes et équilibrées. Je suis moi aussi inquiète de cette croissance à tout prix. Mais en parlant de « l’homme avant l’économie » (en raccourci, paroles du pape hier) je ne vois pas comment l’homme (surtout l’homme qui vit au jour le jour avec son petit salaire) peut survivre avec une économie en berne qui le met en chômage partiel et même en chômage total ou au contraire avec un surcroit de travail mal payé. Je ne suis pas une spécialiste de l’Économie (mais je suis très économe, par obligation) et je me demande chaque fois que j’entends qu’il faut sortir de ce principe de croissance, par quel autre système le remplace-t-on ? On met le système capitaliste au pilori mais quid du système socialiste ? Moi, j’ai souvent défendu un système capitaliste imprégné des valeurs évangéliques, mais des valeurs que chacun de nous porterait sans avoir besoin de lois pour s’y soumettre. Est-ce une utopie ?
À la lecture des commentaires de tous ceux, très nombreux, qui envisagent l' »après », je fais invariablement deux remarques.
1) Ils le font sans savoir ni quand, ni dans quelles conditions cet « après » aura lieu… autrement dit, largement hors d’un contexte réaliste qui permettrait d’évaluer la pertinence de leurs propositions.
2) Sans exception, les propositions vont dans le sens de l’idéologie préexistante. Les écologistes pensent qu' »après » il faudra plus d’écologie, la gauche pense qu’il faudra un virage à gauche, la droite pense qu’il faudra un virage à droite, ceux qui sont contre la dépense publique pensent qu’il faudra la réduire, ceux qui sont contre l’austérité pensent qu’il faudra dépenser plus. Tous, unanimement, pensent que la pandémie a prouvé qu’ils avaient raison.
La logique voudra donc que les politiques de l' »après » se révèlent finalement assez proches de celles de l' »avant ». On fera un peu plus de stocks d’équipements médicaux, on surveillera un peu plus d’où viennent les produits vitaux pour le système de santé. Bref, les changements se feront à la marge. Et le débat ne changera pas vraiment de nature. Ce n’est pas réjouissant.
Je ne suis pas un fan de Michel Houellebec mais je le cite de mémoire: « Le monde de demain sera celui d’hier, en pire. » Pour les raisons que vous indiquez dans votre commentaire.
Je suis assez largement d’accord avec toi mais pas forcément aussi pessimiste. Je pense que certaines choses ont pu infuser dans l’esprit des gens, qu’il reste quelques rares points qui peuvent difficilement faire débat : le rappel brutal de notre fragilité, de notre finitude, l’inadéquation de notre système de soins, le manque de reconnaissance de professions essentielles. Je ne m’attends pas, sinon, à ce qu’il y ait des conversions radicales – comme j’ai pu l’écrire, déjà – et j’imagine que les évolutions ne correspondront pas nécessairement à ce que nous anticipons, mais je pense qu’il y aura néanmoins des impacts. Et si j’ai bien conscience que chacun entend voir dans la crise une confirmation de ses positions, je n’entends pas abandonner les miennes, faites d »une Doctrine Sociale de l’Eglise, et d’un Laudato Si, qui ne me déçoivent pas. 😉
@jfsadys : il faudra que Houellebecq nous dise quand il aura fini de se suicider. C’est un peu facile, et lassant, d’annoncer toujours le pire. Je n’en suis plus à prôner l’espoir à tout crin, ou à ajouter nécessairement l’espérance, mais ce rôle de dépressif ultralucide a un côté autoréalisateur gonflant. Si nous partons tous du principe que c’est perdu, ça le sera. C’est un peu lâche.
» il faudra que Houellebecq nous dise quand il aura fini de se suicider »
Vous avez le sens de la formulation qui met le doigt là où ça fait mal. Je vais la garder en mémoire.
Ci-dessus, « Gwynfrid » a parfaitement résumé le sentiment de lassitude qui anime les plus de cinquante ans (et certains plus jeunes mais déjà lucides !) qui aiment la France: les peuples n’apprennent jamais du passé CAR ILS NE CONNAISSENT PAS LEUR HISTOIRE et créer un sentiment de Nation, dans lequel chaque Français se serre les coudes avec son voisin, est un sentiment de moins en moins atteignable dans le contexte d’une France métissée, dans laquelle chaque clique, chaque mafia, chaque meute, chaque communauté (religieuse ou non) poursuit des objectifs séparés.
Bien que diplômé d’une « grande école de commerce » et ayant fait tout mon parcours professionnel dans le monde de l’entreprise, j’en veux beaucoup aux chefs d’entreprise type Francis Bouygues qui, sous le fallacieux prétexte de « reconstruire la France plus rapidement » (en réalité pour maximiser leurs profits personnels) ont – dès les années 1970 – fait pression sur les politichiens faiblards et corrompus pour ouvrir les vannes de la main d’oeuvre maghrébine, plus docile, plus travailleuse, moins syndiquée et moins onéreuse. On voit depuis le début du siècle (11 sept 2001) les résultats désastreux de cette politique à courte vue sur les sociétés des Nations européennes.
@ JM Parnet: Je ne sais pas ce qui dans mon commentaire vous a incité à faire un lien avec vos propres réflexes identitaires et votre propre réticence à l’égard de l’immigration. Cela dit, vous me permettez de corriger une omission: dans ma liste de gens qui restent collés aux rails de leur idéologie préexistante, j’aurais dû ajouter que ceux qui ont toujours vu dans l’immigration la cause de tous les maux pensent, eux aussi, que la pandémie leur donne raison et que la réduction de l’immigration permettra d’améliorer la santé publique… Mon optimisme est toujours aussi bas, en vous lisant.
Soit dit en passant: les terroristes du 11 septembre n’étaient pas des immigrés, pas plus que ne l’était Ben Laden. L’association que vous faites ici est fallacieuse, et odieuse.
@ Koz: Bien sûr, il y aura des impacts. La plupart seront négatifs, mais on peut espérer que certaines leçons seront tirées. Cependant, les réactions politiciennes de tous bords (des écolos jusqu’au RN) donnent l’impression que les oeillères restent fermement en place. Curieusement, j’ai (un tout petit peu) plus d’espoir dans les gouvernants actuels, pas parce qu’ils sont meilleurs que les autres, mais parce que leur position leur impose un minimum de pragmatisme, alors que les opposants, confortablement installés dans leurs postures, n’ont pas la contrainte de la responsabilité.
D’accord la croissance ne doit pas être une obsession, mais c’est elle qui crée l’emploi, non ? comment peut-il y avoir de mobilité sociale sans emploi, donc sans croissance ? comment peut-il y avoir de la solidarité de type etat-providence sans argent ? l’état se rémunère sur la croissance. donc la solidarité sans croissance ?
Si l’on a pas de croissance, nous aurons des chômeurs. Effectivement pour qu’ils travaillent nous pouvons être décroissants. limiter nos consommations d’énergie, retourner à une agriculture moins mécanisée par exemple. là il y aura du travail pour beaucoup de gens. mais qui a envie de retourner travailler dans les champs ? l’agriculture c’est sept jours sur sept. une vache se trait tous les jours, les plantes poussent tous les jours, y compris les mauvaises herbes. les parasites ne s’arrêtent pas le Week end. la croissance, c’est aussi le confort dont celui de ne rien faire un à deux jours par semaine.
on pourrait revenir à une solidarité non étatique, comme celle que prodiguait l’Eglise mais ce n’est plus accepté dans un pays laïque. donc c’est l’état qui s’y colle et les fonctionnaires ça se rémunère.
Pour commencer, la première chose, ce ne sera pas de retrouver la croissance, mais de limiter la récession.
Mon propos n’est pas de fustiger la croissance en elle-même. Uniquement son obsession, d’autant que je ne crois pas impossible du tout ce qu’Esther Duflo et son mari pointent dans leur livre, à savoir qu’une croissance forte n’ait été qu’un heureux accident dans l’Histoire. Tout faire pour retrouver « une croissance à deux chiffres » peut donc s’avérer aussi vain que nuisible.
Il ne s’agit pas non plus de « retourner dans les champs ». Vous n’êtes pas loin de la caricature.
Mon idée est davantage que l’on se focalise sur les conditions objectives de bien-être d’un pays. Par bonheur, elles sont plutôt compatibles avec la croissance. Mais visons les premières, pas la seconde, ou l’on se contente de s’obséder par l’indicateur et pas par les causes.
Je crois aussi qu’il reste de la place pour une croissance sobre et heureuse. Je n’emploie pas non plus le terme de « décroissance ». En revanche, nous ne pouvons pas raisonner en oubliant les défis qui se présentent à nous : défi sanitaire, climatique, écologique. Notre choix est contraint. Et ce n’est pas si mal.
ce que vous appelez « obsession de la croissance » n’est elle pas en quelque sorte l’obsession de la réduction du chômage ? je ne vois pas une autre alternative pour réduire le chômage que celle dqui consiste à choisir entre la réduction du chômage par la création de richesse (la croissance) ou de le réduire par diminution de nos consommations d’énergie (par la décroissance par exemple). dans le premier cas on augmente la pression de l’homme sur la Terre, dans l’autre l’homme renonce à son confort, c’est à dire au repos de fin de semaine, aux études longues pour tous, à la maison secondaire de certain et probablement à certains de nos concitoyens, les plus faibles, ceux qui seraient les moins adaptés à la vie sans confort (ceux à la santé fragile, ceux qui ont besoin d’être assistés…).
Effectivement la croissance en 1700 devait être bien moindre que maintenant mais tout le monde travaillait dans les champs (pardonnez moi d’être caricatural avec cette réalité certes un peu boueuse), les malades n’étaient pas pris en charge, on ne se serait pas posé la question des lits de réanimation puisqu’on en avait pas. en 1700 le monde n’était pas basé sur la croissance, le travail non plus. Vous ne parlez pas du tout de chômage dans votre texte, cela ne vous intéresse peut-être pas, ne vous concerne pas, ou simplement vous ne voyez pas le lien entre croissance et chômage mais c’est un problème pour beaucoup de gens. c’est la croissance qui a permis l’état providence, en 1700 il n’y en avait pas. Dans un monde où la richesse croit, il y a du travail et du confort pour un maximum de gens par contre l’environnement est mis fortement à contribution (trop ?). plus vous la limitez, plus vous limitez ces deux éléments.
Qu’appelez vous une croissance sobre ? une croissance sans énergie ? elle n’existe pas. une énergie non polluante ? elle n’existe pas. vous voulez relever le défi sanitaire sans machines et sans industrie chimique ? comment un état pourrait maintenir les équipements nécessaire dans les hôpitaux ou les hôpitaux eux même sans la croissance qui lui permet de faire entrer de l’argent dans les caisses ? la croissance c’est de l’argent dans la poche des gens, qui peuvent payer les impôts directs et aussi payer les impôts indirects (TVA). c’est comme ça que l’état rempli ses caisses.
J’espère que vous ne m’en voudrez pas mais, ayant appris par votre dernier commentaire, à quel point vous me trouvez ordinairement peu pertinent, je vais économiser nos énergies réciproques et nous faire grâce d’une réponse.
Bonjour,
avec un peu de retard: la croissance dépend de trois facteurs: la démographie, l’innovation, et le temps de travail réel. Je dis réel car le temps de travail très élevé des cadres en ‘forfait jour’ en France n’apparaît dans aucune statistique. Les cadres américains ont moins de vacances, mais ils sont aussi chez eux à 16h30 pour tondre leur pelouse. Je ne sais pas ce qui est meilleur pour la vie de famille.
Changer le temps de travail ne va pas nous donner 30 ans de croissance, c’est une carte que l’on peut sortir une fois, et où l’on doit aussi faire attention: la 60è heure de travail est probablement moins productive que la première. A la fin, il s’agit de trouver le bon compromis. Quand au débat de l’âge de la retraite, qui est probablement plus important, il n’est pas si simple non plus.
La démographie ne vas pas nous sauver je pense: d’abord, une forte croissance de la population semble très difficile à gérer sur le plan écologique: 80% des bonnes terres du globe servent déjà à notre alimentation, avec ces conséquences beaucoup plus importantes que toute la pollution industrielle. On peut certes améliorer les choses en mangeant moins de viande puisque je crois les 2/3 des cultures servent à nourrir le bétail, mais il y a de toute façon une limite, d’autant que l’on devra probablement rendre certaines bonnes terres à la nature si l’on veut garder une biodiversité correcte. Et l’innovation radicale dans le domaine de l’agriculture (culture hydroponique…) semble plutôt complexe, donc pas pour demain.
De plus les gens, dans les pays riches et libres, choisissent d’avoir peu d’enfants, ce qui est pour moi aussi un signe qu’ils aiment le reste de leur vie, et ne trouvent pas le bonheur uniquement dans leur famille. On peut au mieux espérer une stabilisation ou un lent déclin démographique, au pire un déclin rapide qui posera beaucoup de problèmes.
Reste l’innovation, et c’est là que le débat intéressant commence: l’innovation paye bien, et elle est aussi très intéressante. L’innovation, à long terme, améliore aussi la qualité des emplois. Je pense qu’il y a beaucoup de romantisme mal placé sur le passé à ce sujet: travailler dans une mine de charbon ou dans l’agriculture non mécanisée, dans une filature, ou même au guichet d’une banque avant l’informatisation, ce n’était pas forcément une vie pleine de sens.
Il y a beaucoup de « bullshit jobs » aujourd’hui, mais c’est pour moi surtout un signe que les organisations ne se sont pas encore optimisées par rapport aux technologies disponibles, pas une fatalité liée à la modernité.
Je ne vois pas très bien ce que l’on gagne à refuser les innovations, ou même, à refuser de jouer en première division dans la compétition mondiale pour définir les prochaines innovations. Et c’est une compétition car il n’y a souvent qu’un ou deux vainqueurs sur un sujet.
Je travaille dans l’aéronautique, le domaine le plus visible où la France est un leader mondial. Il y a beaucoup de travail derrière cette ‘Success story’, et, oui, nous travaillons souvent le soir et parfois le week-end. Nous le faisons souvent avec plaisir.
Et nous avons une passion et une fierté qui, je crois, nous rend meilleurs dans le reste de notre vie: j’ai par exemple toutes les semaines quelque chose d’intéressant à raconter à mes jeunes enfants sur mon travail. C’est vrai pour les cadres, mais c’est surtout vrai pour les ouvriers (on dit compagnon): un véritable ascenseur social.
Pour avoir ces emplois de qualité, il faut être parmi les meilleurs, et dans de nombreux domaines, la France, voire l’Europe, a capitulé. Quelle qu’en soit la raison, je ne vois rien de positif à cela. Les emplois intéressants sont juste partis ailleurs.