Hier soir, me voyant ce livre à la main, en pyjama « To be or not to be« , ma fille s’est foutue de moi : « tu fais peur, quand même« . En réalité, le pyjama dit « to bed or not to bed« , ce qui est nettement moins définitif. Bref, j’ai lu ceci entre hier soir et ce matin, et j’ai trouvé en ce livre un objet profond, poignant, radicalement humain, inattendu et finalement difficile à qualifier. En un sens, c’est une forme de document qui s’ignore, un essai non identifié.
Nicolas Menet était un intellectuel, sociologue, énarque, très investi dans la question du vieillissement. En 2021, on lui découvre un glioblastome de stade 4, dont il est mort en février dernier, juste après la parution de son livre.
Il y décrit son évolution physique et psychologique, avec une certaine sobriété et une ambition pédagogique. Il entend aussi prendre part au débat sur la fin de vie. D’ailleurs, il le dit : il a participé à des « empoignades » sur Twitter. Si j’y ai apparemment échappé, je découvre d’ailleurs une virulence injuste de sa part à l’égard de personnes qui ne la méritaient pas, et qui tranche singulièrement avec le ton de son livre.
L’étonnant dans son texte est qu’il s’agit du témoignage d’un homme en train de mourir et qui construit sa réflexion en même temps que la progression de la maladie le fait évoluer. Peut-être est-ce d’ailleurs le meilleur signe que le temps de mourir est un temps plein et entier, que l’on pourrait qualifier de temps « à vivre » , sans se hâter ?
Il le dit : après avoir fait une forme de travail de deuil de lui-même, abandonné tout futur, investi le présent (« le fameux présent total, celui qui permet de vivre et ressentir le monde de façon directe et concentrée » ), il sent en lui une force d’âme qu’il ne soupçonnait pas et même, dans son corps – assisté de soins palliatifs – une résistance ignorée. Il perçoit une unité.
Il s’agit également d’un processus d’acceptation de la transformation que l’on pourrait appliquer à notre vie de tous les jours pour se détacher des normes, des conventions et créer son propre chemin. Au moment où l’on croit se laisser abattre, où l’on pense qu’on n’a plus la force de lutter, un mécanisme inexpliqué nous fait remonter la pente, nous réadapter à chaque fois. S’agit-il d’une manifestation secondaire de notre pulsion de vie biologique ? Le fait est qu’à chaque période de deuil de soi correspond une période de reconstruction plutôt positive où une nouvelle peau se crée, que nous tissons nous-mêmes.
A plusieurs reprises, il évoque cette découverte de capacités qu’il n’aurait pas envisagées, d’acceptation de ce qu’il aurait rejeté – et peut-être méprisé – à toutes forces seulement un an plus tôt.
Dans le même temps, ce texte qui se veut aussi programmatique – avec parfois des propos revanchards et un peu caricaturaux sur des positions proches des miennes – compte des contradictions très humaines. Il semble que la réflexion se déploie en temps réel, que l’épreuve modèle l’homme qui écrit et que les dernières pages ne fassent pas toujours écho aux premières. Au fil des pages, on sent poindre l’idée que mourir libre serait mourir d’euthanasie, ce qui ne sera pas son cas, puisqu’il mourra en soins palliatifs, à Lariboisière. Parce qu’il refuse l’idée ? Je ne saurais dire et il ne semble pas[1], mais parce que la vie, au-delà des idées, en a voulu ainsi. D’une certaine manière, il m’a semblé percevoir, chez cet intellectuel, le témoignage de l’ambivalence que l’on évoque beaucoup en fin de vie – si compréhensible ambivalence entre un désir de mort et une pulsion de vie (le titre de sa deuxième partie, La mort comme projet de vie, est évocateur à cet égard). C’est ainsi que, alors même qu’il a tant souligné la résilience, la capacité d’adaptation imprévue et peut-être imprévisible, il esquisse un projet de formation des jeunes sur la maladie et la fin de vie et un devoir de rédiger des directives anticipées, dès cet âge. Mais à quelle fin, alors que lui-même a découvert tout ce que l’on ne peut anticiper ?
Et c’est avec une honnêteté certaine qu’il écrit, dans un chapitre intitulé « Lâcher prise » :
Malgré le travail que j’ai accompli sur le deuil de moi-même ou sur mon projet de fin de vie jalonné et partagé avec tout mon entourage, malgré ma conscience aigüe de ma pulsion biologique qui continue à me maintenir accroché à cette vie réduite de jour en jour, je crois en réalité que je ne sais plus vraiment ce que je veux. Mourir dans la gloire d’avoir maîtrisé ma mort comme j’ai maîtrisé ma vie ? Mourir en héros; supporter des souffrances monstrueuses et savoir y faire face ? Mourir dans le calme d’une piqûre délibérément faite pour injecter la mort dans mon cœur ?
Etonnant livre, vraiment, comme un objet d’étude en lui-même.
Comment pouvons-nous produire une réflexion authentique sur la mort, et la bonne manière de mourir ? Par l’expérience ? Celle de la mort des autres ? Dans ce cas, nous sommes nécessairement extérieurs à celle-ci. La nôtre ? Cela ne se produira qu’une seule fois et nous devons bien admettre que, si c’est la maladie qui l’emporte, sa progression ne laissera pas notre psyché indemne – parfois pour le meilleur. Ce que l’on peut dire de sa mort à venir à un stade donné de la maladie correspondra-t-il à ce que l’on en écrira un mois plus tard ? Est-il seulement concevable d’écrire un guide personnel du bien mourir, malgré les tentatives séculaires pour le faire ?
Le point central du texte de Nicolas Menet réside dans l’idée d’un « projet de fin de vie »[2]. Non pas programmer sa mort, mais investir ce temps, « réinvestir un futur tronqué« . Nicolas Menet ne masque pas les angoisses, qu’il cherche à tenir à distance, les facultés physiques dont il faut faire le deuil, les troubles de la mémoire, la perte progressive de la vue. Mais son livre est, à mon sens, un témoignage de ce que la fin de vie n’est pas un temps à effacer, une période inutile et improductive, dont la fin devrait être nécessairement hâtée. L’enjeu, avec toutes les réserves que la perspective impose, serait peut-être d’en prendre conscience avant que les circonstances ne nous y précipitent. Afin de pouvoir parachever nos vies.
- Il envisage d’ailleurs en dernière partie de son livre deux types de sédations, l’une qui serait une « sédation profonde« , et l’autre une « sédation euthanasiante« [↩]
- « En résumé, l’idée du projet de fin de vie n’est pas forcément de faire tout ce que l’on n’a pas pu faire pendant sa vie ni de rattraper un quelconque temps perdu; ce n’est pas non plus imaginer une fin de vie fictive sans intégrer l’idée même de fin : c’est d’abord accompagner ceux qui vont rester dans l’acceptation de ce futur tronqué, mais aussi prendre une place dans le collectif plus ou moins large qui sera impacté par notre propre disparition. Prendre cette place en passe par la notion de responsabilités mais aussi d’utilité sociale. On peut même parler de travail à faire par le malade incurable et futur défunt. Aucune condition physique ou physiologique particulière n’est requise pour pouvoir faire ce travail. Parfois, avec le peu qu’il reste de capacité cognitives ou physiques, avec le peu qu’il reste de raison, il demeure un espace de conscience qu’il est possible d’activer en état accompagné« [↩]
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L’article est très intéressant, le ton mesuré, merci et bravo.
On observe cependant un certain relâchement orthographique qui rend parfois la lecture difficile, par exemple:
« Si j’y ai apparemment échappée, je découvre d’ailleurs une virulence injuste de sa part à l’égard de personnes qui ne la méritait pas, ».
Je suis ému que vous ayez malgré tout réussi à atteindre le fond.
Super, formidable, merci d’en avoir rendu compte. Votre dernier paragraphe sur le point central du texte de François Menet est à faire connaître.