Au milieu de la nuit


Encore un livre, me direz-vous. Oui. L’actualité peut attendre. Car aujourd’hui est un temps à contre-temps. Un temps à prophètes. Et Jean Vanier est un véritable prophète de ce contre-temps, de cet autre monde. Ce monde où je ne vais guère – et quand je dis « je », il est possible que je ne parle pas que de moi. Un monde où je ne sais guère aller, où je ne veux guère aller. Celui de la fragilité, de la faiblesse, celui des pauvres, des malades, des handicapés. Je ne suis bien à l’aise ni avec les uns ni avec les autres. Et quand Jean Vanier parle de s’humilier soi-même (au sens de se rendre humble), ce chemin ne m’appelle pas. Je l’avoue : je n’ai pas spontanément envie de m’effacer. Car je suis du monde, probablement comme vous qui me lisez : celui de la performance, celui du conflit, de la dureté, de l’affirmation. Dans le monde, on ne baisse pas la garde.

L’Église catholique emploie souvent une expression pour se qualifier. Une de ces expressions qu’entre « initiés », on n’explique plus : elle serait « signe de contradiction » . Cette expression vient très directement de l’Évangile, quand le vieillard Syméon annonce Marie que son enfant « sera un signe de contradiction » (Luc, 2, 34). Il y a parfois quelque complaisance à se mirer comme un tel signe de contradiction. Comme une certitude de détenir une vérité contre un monde dans l’erreur. Avec le goût d’une contradiction tempétueuse. C’est avec le souffle de la brise légère que Jean Vanier s’est fait, lui, signe de contradiction.

Ce n’est pourtant pas la détermination qui a manqué à cet enfant de treize ans pour s’engager dans la marine canadienne. Nous sommes en mai 1942, il quitte tout, et notamment sa famille. Il passera huit années dans la marine. L’imagine-t-on seulement quand nous soupesons et retournons chacun de nos choix, soucieux des garanties et de nos points de retraite ? Un cri se fait entendreMon chemin vers la paix raconte une grande part de sa vie. Comme vous allez le lire, je ne vais pas vous la raconter. Il meurt à la fin, mais la fin n’est pas écrite. Il est aujourd’hui encore bien vivant, âgé, mais bien vivant et désireux de faire entendre ce cri des plus faibles. Le cri des pauvres, le cri aussi des personnes handicapées qui vrillait les oreilles à l’Arche. Des personnes abandonnées par leurs parents, incomprises parfois par leur propre mère, oubliées dans des asiles et recueillies dans cette communauté grandissante de l’Arche, pour apprendre de nouveau qu’elles peuvent compter et être aimées.

Au soir d’une vie de longue amitié avec les personnes humiliées, Jean Vanier dessine le chemin de cette humanité souterraine, celle que nous ne souhaitons pas laisser venir à l’air libre alors qu’elle est pourtant commune à tous les hommes. C’est vraisemblablement là le vrai signe de contradiction, cette façon de cheminer par le bas, commençant par ce qui nous est commun à tous, sages ou déficients, croyants ou non-croyants, chrétiens ou musulmans. Comme un ruisseau invisible aux puissants, mais qui poursuit son cours. On ne peut espérer que le monde tout entier emprunte ce chemin. Ce ne sera pas le cas. Mais on ne peut renoncer à l’emprunter, le faire connaître ou à tout le moins à le reconnaître, nous-mêmes.  « Lorsqu’on se rencontre en vue d’une mission pour les pauvres et les faibles, une unité très particulière se forge. Elle se forge par la vie ». Peu de chances en revanche que l’unité se fasse en vue d’une mission pour les riches et les puissants : on voudra toujours être plus riche, plus puissant que l’autre. Rare que l’on aspire à être plus faible, plus pauvre.

Jean Vanier fait entendre ce cri, au milieu de la nuit. Ce n’est pourtant pas un cri comme l’aime le milieu médiatique – cri de rage, de colère. C’est le cri des autres, qu’il fait très doucement entendre. Et malgré tous ceux qui ne voient dans le monde qu’une confrontation croissante, il montre des lumières dans la nuit : « au-delà de toutes les peurs, de toutes les guerres, et des haines si répandues à travers le monde, au-delà de l’avarice qui blesse notre planète, des milliers et des milliers de petites lumières s’allument. Des lumières de paix et de vie à travers lesquelles chaque personne, quelles que soient sa culture, ses capacités ou incapacités, est considérée comme précieuse ». Il est bien placé pour le dire des personnes avec un handicap. Contre une idée communément répandue, il les voit mieux considérées aujourd’hui. Il le dit aussi des peuples autochtones. Il le dit des personnes homosexuelles. Chacune d’entre elle, chacun de leur membre, est aujourd’hui mieux considéré à travers sa personne.

Jean Vanier propose un chemin de paix, de rencontre, de dialogue, de reconnaissance de notre humanité commune. Ce cri doit être entendu, quand il semble que le monde ait plus à cœur de se séparer, de se distinguer, de se dissocier.

Nous manquons de grandes figures. Souvent nous cherchons où sont passés nos Abbé Pierre, nos Mère Teresa. Jean Vanier est l’une de ces figures qui a vécu ce qu’il propose. Née dans une petite commune française de l’Oise, Trosly, l’Arche est aujourd’hui présente sur tous les continents, dans 37 pays, au Nicaragua, au Bangladesh, à Bethléem. Sans bruit, sans tintamarre, comme une brise légère.

*

Au milieu de la nuit, un cri se fait entendre.

Allez à sa rencontre.


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3 commentaires

  • Koz a écrit « Comme une certitude de détenir une vérité contre un monde dans l’erreur. Et le goût d’une contradiction tempétueuse »
    Je partage avec vous ces paroles de Madeleine Delbrel, que j’essaie de méditer

    « Parce que nous rêvons d’un Christ-Église triomphant aux yeux des hommes, nous ne savons pas que le mystère du Christ est le mystère de l’Église et que jusqu’à la fin des temps il sera le sauveur humilié, camouflé sous des hommes limités et pécheurs, et que c’est en eux qu’il nous faudra le reconnaître ».

  • Jean Vannier est un saint. J’ai eu la chance de suivre une retraite qu’il prêchait au centre de l’Arche de la ferme de Trosly, avant-poste du Royaume. Je pense que cette absolue evidence frappe tous ceux qui le croisent: Jean est en symbiose avec le Saint Esprit, il rayonne de la lumiere divine. A l’image de Jesus qui s’agenouille et lave les pieds des disciples, Jean par foi en Dieu s’est abaissé pour se faire serviteur des plus petits car il cherche et voit en chacun d’entre eux son maitre Jésus. Il me semble absolument évident que l’Eglise Catholique canonisera Jean, mais pour le moment il est parmi nous, alors profitons-en: https://lafermedetrosly.fr/programme

  • Merci pour ce billet, je vais lire ce livre.

    Vous dites : « Ce monde où je ne vais guère – et quand je dis « je », il est possible que je ne parle pas que de moi. Un monde où je ne sais guère aller, où je ne veux guère aller. Celui de la fragilité, de la faiblesse, celui des pauvres, des malades, des handicapés. « 

    Bien sûr, vous ne parlez pas que de vous. Nous sommes souvent tiraillés entre cette double appartenance à l’Eglise et au monde.

    J’ai l’impression que si la fragilité dont vous parlez nous gêne, nous l’utilisons souvent, peut-être sans nous en rendre compte, au soutien de notre réussite dans le monde.

    J’ai parfois assisté à ces sortes de clubs de « chrétiens qui réussissent dans la vie », avec des conférences du type : « Comment vivre chrétiennement son engagement professionnel quand on a un poste à responsabilités ? »

    Et, peu à peu, je me suis rendu compte que cela me mettait mal à l’aise. Comme me met mal à l’aise la description des bonnes œuvres effectuées sur Linkedin, sur son CV, ou dans des événements organisés (« Je cours pour telle cause » : c’est bien, ça peut ramener de l’argent, mais faire gagner beaucoup d’argent est-il sain quand l’argent collecté l’est en jouant sur les mauvais penchants de l’homme – l’étalage de sa générosité ?)

    Comme si le sous-jacent était : « Je réussis dans le monde et en plus je suis chrétien ». Et combien de fois n’ai-je pas appris de tel ou tel qui s’affichait « chrétien » dans les médias qu’il était plutôt infect dans son travail ?

    Mon jugement est peut-être sévère, et certains publient leur engagement sans arrière pensée, parce que l’efficacité compte aussi.

    Mais l’examen de conscience que vous effectuez nous concerne tous. Si l’efficacité est importante, elle n’efface pas le « que ta main droite ignore » et le « parfume-toi a tête ».

    Bref, Jean Vannier est une figure dont la pratique de l’Evangile me semble plus évidente que pas mal d’autres !

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