Il y a bien sûr ce que le pape ne dit pas, source de soulagement pour les uns et de déception pour d’autres – étant observé qu’il renvoie au document établi par le synode. Le texte ne pose pas de décisions, n’annonce pas de mesures, c’est un fait.
Mais il y a aussi ce qu’il dit et qui, surprise, reste digne d’attention. Car l’Amazonie est un sujet concret, brûlant tout d’abord pour ses habitants mais pas sans portée pour nous tous. Concrètement mais aussi de façon plus diffuse.
L’une des choses que je ressens à sa lecture c’est l’Amazonie comme allégorie de la périphérie. C’est l’une des périphéries dont le sort a un impact le plus évident pour nous : si elle disparaît, nous en paierons le prix. Et c’est déjà le signe que la périphérie, cela reste nous.
Mais c’est aussi un appel au décentrement et à l’humilité. Certains ont pu dire que, parce qu’il est argentin, le pape ne pourrait comprendre tel ou tel sujet. Faut voir. J’ai le sentiment en revanche que c’est bien, parce qu’il n’est pas européen, tout en étant d’une culture proche, qu’il nous permet aussi d’ouvrir notre horizon.
Nous sommes convaincus du rôle premier de l’Europe dans le christianisme. Historiquement, ce n’est pas faux. Mais quel est l’apport actuel, contemporain, de l’Europe ? Ne répondez pas tous en même temps. Ce que nous donne à voir aussi le pape, dans ce texte, contre le risque de l’arrogance, c’est l’évidente légitimité à être chrétien différemment.
L’incarnation du Fils de Dieu ne se limite pas à la voie européenne. Ne me faites pas de procès d’intention : elle est parfaitement légitime, et elle peut tout aussi bien être un apport, dans un dialogue qui doit être réciproque. Mais notre façon de vivre notre foi n’est pas universelle. Et ce n’est pas dépourvu de portée, y compris pour la vie quotidienne de l’Eglise, loin de là.
Ne regardons donc pas en surplomb ces populations, sûrs de notre supériorité, de notre primauté et ce, d’autant plus que la profondeur spirituelle ne se mesure pas au développement des infrastructures et au taux de déploiement de la 4G (en attendant la 5). Si au moins notre développement relevait d’un développement spirituel, nous pourrions en reparler, mais je ne crois pas que ce soit du haut de notre accomplissement spirituel et de la perfection que tant d’années de vie chrétienne nous auraient apportés que nous puissions nous permettre de regarder les peuples d’Amazonie. Au risque du bûcher, plus tentant en février, je dirais même que je ne suis pas certain que 2.000 ans de culture chrétienne nous assurent quoi que ce soit tant, au bout du compte, tout se joue dans le seul cœur de chaque homme et de chaque femme.
Or, c’est aussi ce que le pape écrit : les peuples d’Amazonie sont aussi des peuples qui ont continué à vivre en communion avec la nature et communauté. Et nous ? Qu’offrons-nous vraiment ? Notre question aujourd’hui est de savoir où le primat de l’individu nous a conduit, si nous ne sommes plus que des additions d’ilots dans nos archipels nationaux, si la concurrence identitaire finira ou non dans une déflagration et si elle interviendra avant que nous ayons achevé de saccager notre environnement. Alors certes nous avons une nette avance technologique, de même qu’une production théologique avancée, mais au bout du chemin, tout ceci fait-il donc vraiment une supériorité ? Sans compter, bien sûr, au risque de vous rappeler une réalité difficile mais incontournable, qu’à la fin, on meurt, de sorte que lorsque l’on pèsera nos vies, ce sont bien ce que nous aurons fait des occasions d’aimer qui compteront. Et celles-là, elles ne varient pas dans leur principe, selon que je maîtrise un smartphone ou la technique du tressage en feuillage tropical.
Vu d’ici, c’est bel et bien une fraternité nouvelle que je ressens à la lecture de cette exhortation, et un appel à accepter de me laisser enseigner par ceux que je pourrais identifier comme des pauvres. Et si ce texte n’emprunte pas la forme habituelle, temporelle et mondaine, des textes dont on escompte qu’ils transportent les foules, je ne sous-estimerais pas la force qui peut s’en dégager et le chemin que ces paroles sont susceptibles de parcourir, paisiblement mais résolument, comme un fleuve trace sa voie dans ses méandres.
Photo by Sébastien Goldberg on Unsplash
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Chapeau à François.
Il n’a ni ouvert (dommage diront les « progressistes ») ni fermé (dommage diront les « conservateurs ») les portes en dispute, mais en refusant de se laisser entraîner dans les querelles qui parfois nous obsèdent, il nous conduit à affronter les questions que nous oublions trop souvent de nous poser.
NB. Hériter de 2 000 ans de culture chrétienne ne nous assure de rien à titre personnel bien sûr, mais il ne faudrait pas en déduire qu’il eusse mieux valu hériter de 2 000 ans supplémentaires de culture païenne. 🙂
Merci pour ce commentaire.
Le sujet de l’inculturation est difficile. Je me souviens du discours de Ratisbonne où B16 l’abordait sous l’angle théologique (http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2006/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20060912_university-regensburg.html).
J’en avais retenu qu’il lui paraissait impossible de séparer l’Evangile du langage grec et donc périlleux de vouloir séparer la Révélation de la philosophie grecque.
Voir cet extrait « Au regard de la rencontre avec la pluralité des cultures, on dit volontiers aujourd’hui que la synthèse avec l’hellénisme, qui s’est opérée dans l’Église antique, était une première inculturation du christianisme qu’il ne faudrait pas imposer aux autres cultures. Il faut leur reconnaître le droit de remonter en deçà de cette inculturation vers le simple message du Nouveau Testament, pour l’inculturer à nouveau dans leurs espaces respectifs. Cette thèse n’est pas simplement erronée mais encore grossière et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte en lui-même le contact avec l’esprit grec, qui avait mûri précédemment dans l’évolution de l’Ancien Testament. Certes, il existe des strates dans le processus d’évolution de l’Église antique qu’il n’est pas besoin de faire entrer dans toutes les cultures. Mais les décisions fondamentales, qui concernent précisément le lien de la foi avec la recherche de la raison humaine, font partie de la foi elle-même et constituent des développements qui sont conformes à sa nature. »
Ce qui est frappant, c’est que le Pape François semble aborder sensiblement la même question, mais sous un angle pastoral plus que théologique.
Même sentiment à la lecture du « Document sur la fraternité humaine » co-signé avec l’imam d’Al Azhar. Un certain enthousiasme en première lecture, tout de même tempéré à la réflexion et en prenant un peu de recul.
Un grand Pape pasteur après un grand Pape théologien.
Cette complémentarité d’approche est certes très enrichissante, mais tout de même un peu troublante car on voit se dégager des lignes pas facilement réconciliables…
Heureusement que tout cela est récapitulé dans le Christ et que l’Eglise est le corps du Christ
Je ne suis pas assez compétent en théologie pour émettre des observations suffisamment fondées. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser tout de même que Jésus s’est exprimé sans recourir à la philosophie grecque, et que le Nouveau Testament a bel et bien une existence propre (pour autant que sa rédaction elle-même ne soit pas influencée par l’hellénisme, mais c’est une précaution que je prends, pas une certitude). Après, je ne vais pas me faire un contempteur de l’héritage de la philosophie grecque, ce qui serait d’autant plus stupide qu’il est en moi. Mais je pense que, dans les strates qu’il évoque, il faut se garder de trop en revendiquer d’intangibles.
Je suis en tout cas d’accord avec vous sur le trouble que vous ressentez face à ces approches vraisemblablement conciliables mais manifestement différentes, y compris dans la façon de les exprimer.
La question sous-jacente est jusqu’où tirer les conséquences du choix de Dieu de s’incarner et donc d’assumer le caractère toujours situé d’un être humain.
Le Christ s’est-il fait homme au sens d’un être humain, ou homme être intrinsèquement sexué ?
Le choix de s’incarner à ce moment de l’histoire où le monde juif a en fait déjà été soumis à l’influence culturelle grecque (la révolte des Macchabées mais aussi les livres sapientiaux) et où le christianisme à ses débuts ne peut que se réfléchir à partir des catégories grecques est-il contingent ou fait-il partie du plan divin ?
Je n’entre pas dans le débat, mais il est capital car le mystère de l’Incarnation est au coeur du christianisme.
Si les Évangiles ont bien été rédigés en grec, leur substrat est le judaïsme avec le Premier Testament, ce qui parfois a été un peu oublié. Heureusement ce lien surgit de nouveau avec le développement des relations avec le judaïsme, et nombre d’ouvrages en témoignent. Voir en particulier « Le Christ Juif de Daniel Boyarin »,et » A l’écoute d’Israël en Eglise » (T 1 et 2) par Pierre LENHARDT.
D’un accès plus facile : « Nos racines juives » d’Antoine Nouis. Sans oublier bien sûr les écrits de Monseigneur Lustiger : » L’Alliance » et « La Promesse ».
Instituteur un jour, instituteur toujours. Je trouve que vous avez un don pour l’écriture. Comme je n’ai rien à vous demander, comme nous nous rencontrerons jamais, ne voyez pas mon commentaire comme un coup de brosse à reluire mais comme l’expression d’une réalité que mon métier m’a appris à percevoir.